Acheronta  - Revista de Psicoanálisis y Cultura
De la structure en tant qu’immixtion d’un Autre préalable à tout sujet possible
Jacques Lacan
Baltimore (USA), 1966

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On a essayé de me convaincre cet après-midi qu'un auditoire de langue anglaise pourrait ne pas apprécier mon accent et que, de plus, le fait de parler anglais risquait de compromettre ce qu'on pourrait appeler la transmission de mon message. C'est pour moi un véritable cas de conscience car agir autrement serait tout à fait contraire à la conception du message qui est la mienne, du message, comme je vous le dirai tout à l'heure, du message linguistique. On parle beaucoup aujourd'hui de message : on dit par exemple qu'à l'intérieur de l'organisme, une hormone est un message, ou bien encore qu'un rayon lumineux lancé vers un avion ou émis d'un satellite constitue un message, etc. Mais avec le langage le message est d'un tout autre ordre. Le message, notre message, nous vient dans tous les cas de l'Autre, ce par quoi j'entends “du lieu de l'Autre”. Il ne s'agit évidemment pas de l'autre ordinaire, l'autre avec un a minuscule et c'est pourquoi j'écris cet Autre dont je suis en train de vous parler, avec un A majuscule. Étant donné, qu'ici, à Baltimore, l'Autre s'exprime naturellement en anglais, ce serait réellement me faire violence de parler français. Mais la question que soulevait mon interlocuteur de cet après-midi, à savoir, outre la difficulté, le ridicule auquel je m'exposais en parlant anglais, constitue un argument de poids. Je sais par ailleurs qu'il y a parmi vous de nombreux francophones qui ne comprennent pas du tout l'anglais, et pour qui le fait que je parle en anglais donnait un sentiment de sécurité ; mais je ne suis pas sûr de vouloir leur laisser ce sentiment de sécurité, aussi vous parlerai-je également un petit peu en français.

Permettez-moi de commencer par quelques mots sur la structure, le thème de notre rencontre. Il se peut ue cette notion de structure soit utilisée avec beaucoup d’erreurs, de confusion, et de façon de plus en plus approximative, et je crois que le mot ne tardera pas à connaître une certaine vogue. Quant à moi, il en va différemment, car j'utilise le terme depuis longtemps déjà, depuis le début de mon enseignement. La raison pour laquelle ma position sur ce point n'est pas davantage connue, tient à ce que je m'adresse exclusivement à un auditoire très particulier, à savoir un auditoire de psychanalystes, ce qui ne va pas sans difficultés car les psychanalystes ont réellement idée de ce dont je leur parle et de la difficulté particulière que cela représente pour quiconque pratique la psychanalyse. Pour les psychanalystes, qui ont justement affaire avec le sujet, le sujet est loin d'être une chose simple. Dans le cas présent, je souhaite éviter les malentendus, les méconnaissances de ma position. Je me vois contraint d'employer ce mot français car il n'a pas d'équivalent en anglais. Méconnaissance implique précisément la notion de sujet et j'ai été mis en garde de ce que parler du «sujet» devant un auditoire de langue an glaise pouvait avoir de difficile. Mé-connaissance, ce n'est pas méconnaître ma subjectivité et ce dont il s'agit, c'est précisément du statut de la question de la structure.

Lorsque j'ai commencé à enseigner la psychanalyse, j'ai perdu une partie de mon auditoire parce que je m'étais rendu compte depuis longtemps du fait que, si l'on ouvre au hasard un ouvrage de Freud, et tout particulièrement un de ceux qui ont trait à l'inconscient, alors on peut être assuré — il ne s'agit pas d'une probabilité, même forte, mais d'une certitude —, de tomber sur une page où il ne s'agit pas simplement de mots (ce qui est naturel pour un livre qui est toujours fait de mots, des mots imprimés), mais où les mots sont l'objet à travers lequel on cherche à avoir accès à l'inconscient.

Il ne s'agit pas non plus du sens des mots mais de leur substance même, de leur aspect matériel. Une grande partie des spéculations de Freud porte sur le jeu de mots dans le rêve ou sur le lapsus ou ce qu'en français nous appelons calembours ou homonymes ou encore sur la division d'un mot en parties dont chacune prise à part acquiert on sens nouveau après cette mise en pièces. Il est curieux de remarquer, même si la chose n'est pas absolument démontrée, que l'inconscient n'a pas d'autre matériau que des mots. Je l'ai dit, il n'y a pas de preuve à cela et il s'agit donc d'une très forte vraisemblance mais je n'ai, en revanche, jamais dit que l'inconscient était un assemblage de mots mais au contraire que l'inconscient est stucturé de façon très précise. Je ne crois pas qu'il y ait un mot anglais pour dire cela mais il est nécessaire d'avoir ce terme présent à l'esprit lorsque nous parlons de la structure et disons que l'inconscient est structuré comme un langage. Qu'est-ce que cela veut dire ?
A proprement parler, il s'agit là d'une redondance puisque structuré, et comme un langage signifient pour moi exactement la même chose. «Structuré» fait référence à mon discours , mon vocabulaire etc., c'est-à-dire la même chose qu'un langage. Mais ce n'est pas tout : de quel genre de langage (de langue) s'agit-il ? Ce n'est pas moi mais certains de mes élèves qui se sont donné énormément de mal pour donner un autre sens à cette question et pour chercher la formule d'un langage en réduction.

Quelles sont les conditions minimales, se demandent-ils, nécessaires pour qu'il y ait langage ? Peut-être suffit-il de quatre signantes, quatre éléments signifiants pour cela. C'est un exercice curieux qui repose sur une erreur complète, comme j'espère vous le montrer au tableau dans un moment. Il y a eu également quelques philosophes, peu nombreux certes mais tout de même, il y en a eu parmi ceux qui ont assisté à mon séminaire à Paris et qui ont depuis découvert qu' il n'était pas question d'un «sous-langage» ou d'un autre langage, pas d'un mythe ou de phonèmes mais du langage. Tous se sont donné un mal extraordinaire pour déplacer le lieu de la question. Les mythes, par exemple, n'ont pas lieu d'apparaître ici, précisément du fait qu'ils sont eux aussi structurés comme un langage. Lorsque je dis comme un langage, ce n'est pas d'un langage particulier, par exemple, le langage mathématique ou le langage de la sémiotique ou le langage cinématographique que je parle. Le langage c'est vraiment le langage et il n'y en a qu un, le langage concret, l’anglais ou le français, par exemple, ce que parlent les gens. La première chose à préciser dans ce contexte est qu'il n'y a pas de métalangage, car il faut bien que tous les soi-disants métalangages puissent être présentés au moyen du langage. On ne peut pas faire un cours de mathématiques en se servant uniquement des lettres au tableau. Il faut bien se servir du langage ordinaire, celui que les gens comprennent.

Ce n'est pas seulement parce que le matériau de l'inconscient est un matériau linguistique ou, comme nous le dirions en français langagier, que l'inconscient est stucturé comme un langage. La question que pose l'inconscient est un problème qui touche au point le plus sensible de la question du langage c'est-à-dire à la question du sujet. On ne peut se contenter d'identifier le sujet au locuteur ou au pronom personnel de la phrase. En français, l’énoncé correspond exactement à la phrase mais il y a plusieurs énoncés dans lesquels il n'y a pas de référence de qui prononce l'énoncé, du sujet de l’énonciation. Lorsque je dis il pleut, le sujet de l’énonciation ne fait pas partie de l'énoncé. En tout cas, il y a là une difficulté. Le sujet ne peut pas toujours non plus être identifié avec ce que les linguistes appellent shifter (les éléments du langage comme moi, ici, maintenant, qui renvoient à la situation d'énonciation).

La question que nous pose la nature de l'inconscient, c'est qu'il y a toujours quelque chose qui pense. Freud nous a dit que l'inconscient est au-dessus de toute pensée et que ce qui pense est barré de la conscience. Cette barre a plusieurs applications possibles par rapport au sens. La principale est qu'il s'agit véritablement d'une barre, d'une barre qu'il est nécessaire de franchir en passant par-dessus ou à travers. Ceci est important car si je n'insiste pas sur l'existence de cette barre, pas de problème : comme nous disons en français,«ça vous arrange». Parce que si quelque chose pense dans le sol, sous vos pieds ou de façon souterraine, les choses sont finalement simples : La pensée est toujours là et il suffit d'avoir vaguement conscience de l'idée que l'être vivant pense spontanément, de façon naturelle et tout va bien. S'il en était bien ainsi, la pensée serait préparée par la vie de façon naturelle, à la façon de l'instinct, par exemple. Si la pensée est un processus naturel, alors l'inconscient ne pose pas de problème. Or, il se trouve que l'inconscient n'a rien à voir avec l'instinct ou un savoir primitif ou la préparation de la pensée dans quelque souterrain. C'est une pensée en mots, pensée qui échappe à notre vigilance, à notre contrôle, à notre surveillance. La question de la vigilance est importante. C'est comme si un démon s'amusait à tromper notre vigilance. La question est de trouver le statut précis de cet autre sujet, qui est exactement la sorte de sujet que nous pouvons déterminer en prenant pour point de départ le langage.

Très tôt ce matin, tandis que je réfléchissais à ce j'allais vous dire, je voyais le jour se lever sur Baltimore et c'était un moment très intéressant car il ne faisait pas encore tout à fait jour, une enseigne au néon m'indiquait toutes les minutes que l'heure avait changé et évidemment la circulation automobile était déjà importante. Et je me suis fait la remarque que tout ce que je voyais, oui, tout à l'exception de quelques arbres au loin, était le résultat de pensées, de pensées toujours actives dans lesquelles le rôle des sujets n'était pas si évident que cela. En tout cas, ce qu'on appelle le dasein pour tenter de définir le sujet, était bien là dans ce spectateur plutôt intermittent ou évanescent. La meilleure image que je puisse donner de ce qu'est pour moi l'inconscient, c'est Baltimore, au petit matin.

Où est le sujet ? On ne peut trouver le sujet que comme objet perdu. Plus précisément cet objet perdu est le support du sujet et, dans bien des cas, c'est une chose bien plus abjecte que vous n'en avez idée et c'est parfois quelque chose de fait, comme tous les psychanalystes et beaucoup de gens qui ont été en analyse le savent parfaitement bien. C'est pourquoi de nombreux psychanalystes préfèrent retourner à une psychologie générale, comme nous le recommande, par exemple, le président de la Société psychanalytique de New York. Mais je ne peux pas changer ce qui est. Je suis psychanalyste et si quiconque préfère s'adresser à un professeur de psychologie, c'est son affaire. La question de la structure, puisque nous parlons de psychologie, n'est pas un terme dont je suis seul à me servir. Pendant longtemps, les penseurs, les chercheurs et même les inventeurs qui s'occupaient de la question de l'esprit, ont mis en avant l'idée de l'unité comme le trait le plus important et le plus caractéristique de la structure. Conçue comme quelque chose qui est déjà dans la réalité de l'organisme, la chose paraît évidente. L'organisme, lorsqu'il est développé est une unité et il fonctionne comme une unité. La question devient plus difficile lorsque cette idée d'unité s'applique à la fonction de l'esprit car l'esprit n'est pas une totalité en soi. Mais ces idées, sous la forme de l'unité intentionnelle, ont été à la base, comme vous le savez, de tout le mouvement appelé phénoménologie.

Cela est vrai aussi en physique et en psychologie, avec l'école appelée Gestalt et la notion de bonne forme dont la fonction était d'articuler, par exemple, une goutte d'eau et des idées plus complexes ; et les grands psychologues et même les psychanalystes sont pleins de l'idée d'une «personnalité totale». De toute façon, c'est toujours l'unité unifiante qui est au premier plan. C'est quelque chose que je n'ai jamais pu comprendre car pour être psychanalyste, je suis aussi un homme et en tant qu'homme, mon expérience m'a montré que la caractéristique principale de la vie humaine, — y compris pour les gens qui sont ici et si vous n'êtes pas d'accord, j'espère que vous lèverez la main pour le dire —, que cette caractéristique est que la vie humaine va, comme on le dit en français, «à la dérive». La vie descend la rivière, touchant une rive de temps en temps, s'arrêtant un moment ici ou là, sans rien comprendre à rien. Et c'est le principe de l'analyse que personne ne comprend rien à ce qui se passe. L'idée de l'unité unifiante de la condition humaine m'a toujours fait l'effet d'un scandaleux mensonge.

Nous pouvons chercher à introduire un autre principe pour comprendre ces choses. Si nous essayons rarement de comprendre les choses du point de vue de l'inconscient, c'est parce que l'inconscient nous dit quelque chose qui est articulé en mots et peut-être pourrions-nous en rechercher le principe.

Je vous suggère de considérer l'unité sous un autre angle, non plus celui de l'unité unifiante mais celui de l'unité comptable, un, deux, trois. Au bout de quinze ans, j'ai appris à mes élèves à compter au mieux jusqu'à cinq, ce qui est difficile, quatre est tout de même plus simple. C'est ce que j'ai pu leur faire comprendre. Mais ce soir, permettez-moi de m'arrêter à deux.

Ce à quoi nous avons affaire ici est la question des nombres entiers. La question des nombres entiers n'est pas aussi simple que beaucoup le pensent. Bien sûr, il n'est pas difficile de compter. Il suffit, par exemple, d'avoir certains ensembles et une correspondance terme à terme entre les éléments de ces ensembles. Il est vrai, par exemple, qu'il y a autant de gens assis dans cette salle qu'il y a de sièges. Mais il faut bien qu'il y ait la suite des nombres entiers pour qu'on puisse constituer un nombre entier ou ce qu'on appelle un nombre naturel qui n'est d'ailleurs qu'en partie naturel et seulement dans le sens où nous ne comprenons pas son existence. Compter n'est pas un fait empirique et il est impossible de déduire le fait de compter à partir des seules données empiriques. Hume a essayé mais Frege a démontré parfaitement l'ineptie d'une telle tentative. La véritable difficulté tient au fait que tout nombre entier est lui-même une unité. Si je prends deux comme exemple d'unité, les choses sont très agréables. Les hommes et les femmes, par exemple, l'amour plus l'unité. Mais au bout d'un moment, après ces deux-là, plus personne ; peut-être un enfant mais il s'agit d'autre chose et l'engendrement du trois, c'est une autre affaire. Si vous lisez les théories des mathématiciens concernant les nombres, vous trouvez la formule n+1 à la base de toutes ces théories. C'est cette question du 1 en plus qui représente la clef de la genèse des nombres et au lieu de cette unité unifiante que constituerait le deux dont je viens de vous parler, je vous propose de considérer la genèse numérique réelle de ce deux.

Il faut que ce deux constitue le premier nombre entier qui n'existe pas encore en tant que nombre avant l'apparition du deux. Ce qui rend la chose possible, c'est le fait que deux est là pour garantir l'existence du premier un. Mettez deux à la place de ce un. Aussitôt, à la place du deux, vous voyez apparaître trois. Nous avons là quelque chose que j'appellerai la marque, avec quelque chose qui est marqué et quelque chose qui n'est pas marqué. C'est avec la première marque que nous avons le statut de ce quelque chose. C'est exactement de cette façon que Frege explique la genèse du nombre. La place qui n'est caractérisée par aucun élément est la première place, vous avez 1 à la place de 0 puis ensuite il est facile de comprendre comment la place de un devient la seconde place, laissant la première à 2, 3, etc. La question du deux est pour nous la question du sujet et nous atteignons ici un fait de l'expérience psychanalytique pour autant que le deux ne vient pas compléter le 1 pour faire 2 mais doit répéter le 1 pour permettre au 1 d'exister. A elle seule, cette première répétition suffit à expliquer la genèse des nombres entiers et, parallèlement, il suffit d'une seule répétition pour constituer le statut du sujet. Le sujet de l'inconscient est quelque chose qui tend à se répéter mais il suffit d'une seule dé ces répétitions pour le constituer.

Arrêtons-nous pour regarder de plus près ce qu'il faut pour que le second répète le premier de sorte que nous ayons une répétition. On ne peut répondre trop hâtivement à cette question. Si vous répondez trop vite, vous répondrez qu'il est nécessaire qu'ils soient identiques. Dans ce cas, le principe du 2 serait le principe de jumeaux. Pourquoi pas de triplés ou de quintuplés ? De mon temps, on enseignait aux enfants qu'il ne fallait pas additionner les serviettes et les torchons, les microphones et les dictionnaires mais la chose est tout à fait absurde puisque nous ne les additionnerions pas si nous n'étions pas capables justement d'additionner des microphones et des dictionnaires ou, comme le dit Lewis Carroll, des choux et des rois. L'identité n'est pas dans les choses mais dans la marque qui rend possible d'additionner ces choses sans considération de leurs différences. La marque a l'effet d'effacer la différence et c'est ce qui nous donne la clef de ce qui se passe pour le sujet, le sujet de l'inconscient, dans la répétition. Car vous savez que ce sujet répète quelque chose de particulièrement signifiant. Le sujet est là, par exemple, dans cette chose obscure que nous appelons parfois le trauma ou la jouissance exquise. Que se passe-t-il ? Si «la Chose» a une existance dans cette structure symbolique, si ce trait unaire est décisif, alors le trait de l'identité est là. Afin que «la Chose» que nous recherchons soit là en nous, il est nécessaire que le premier trait soit effacé, car le trait unaire est une modification. C'est l'élimination de toute différence et, dans ce cas, sans le trait, la première chose est simplement perdue. Pourquoi cette insistance sur la répétition ? Eh bien, parce que par essence, cette répétition en tant que répétition de l'identité symbolique est impossible. De toute façon, le sujet est l'effet de cette répétition pour autant qu'elle nécessite l'oblitération, le fading de la première fondation du sujet, ce qui explique pourquoi le sujet, par définition, se présente toujours comme une essence divisée. Le trait, j'y insiste, est identique mais il assure la seule différence d'identité (non par effet de ressemblance ou de différence mais par la différence d'identité). Ceci est facile à comprendre. Comme nous le disons en français, «je vous numérote» Je vous donne à chacun un numéro, un nombre et ceci rend compte que vous êtes numériquement différents mais rien de plus.

Que pouvons-nous proposer à l'intuition pour montrer que le trait peut se rencontrer dans quelque chose qui est à la fois 1 ou 2 ? Considérez le diagramme que j'appelle le huit à l'envers d'après une figure bien connue. On peut considérer, dans ce cas, la ligne comme faite soit d'une, soit de deux lignes.

Ce dessin peut être considéré comme la base d'une sorte d'inscription essentielle de l'origine dans le nœud que constitue le sujet. Ceci va beaucoup plus loin que vous ne pourriez le croire à première vue, parce que vous pouvez chercher le genre de surface qui soit capable de recevoir ce genre d'inscription. Vous pouvez peut-être voir que la sphère, ce vieux symbole de la totalité, ne convient pas du tout. Un tore, une bouteille de Klein, une surface en cross-cap sont capables de recevoir une telle inscription, et cette différence est très importante car elle explique plusieurs choses sur la structure de la maladie mentale. Si on peut symboliser le sujet par cette coupure fondamentale, alors de la même manière on peut montrer qu'une coupure dans un tore correspond au sujet névrotique et une coupure sur une surface en cross-cap correspond à un autre genre de maladie mentale. Je ne peux pas vous expliquer tout cela ce soir. Mais pour conclure ce difficile exposé, il me faut maintenant faire la précision suivante.

Je me suis contenté de considérer le début de la série des nombres entiers parce que c'est un point intermédiaire entre le langage et la réalité. Le langage est constitué par le même genre de traits unaires que ceux dont je me suis servi pour expliquer le un et le un en plus. Mais, dans le langage, ce trait n'est pas identique au trait unaire car dans le langage nous avons une addition de traits différents. Autrement dit, le langage est fait d'un ensemble de signifiants, par exemple ba, ta, pa, etc., qui constituent un ensemble fini. Chaque signifiant peut être le support du même processus pour ce qui est du sujet et il est très probable que le processus des entiers naturels ne soit qu'un cas particulier de cette relation entre signifiants. La définition de cet ensemble de signifiants est qu'il constitue ce que j'appelle le grand Autre. La différence que permet l'existence du langage est que tout signifiant, contrairement au trait unaire des nombres entiers, n'est qu'exceptionnellement identique à lui-même, précisément du fait que nous avons un ensemble de signifiants et que, dans cet ensemble, un signifiant peut ou non se désigner lui-même. Ceci est bien connu et constitue le principe du paradoxe de Russell. Si vous prenez l'ensemble de tous les éléments qui ne sont pas membres d'eux-mêmes — X n'appartient pas à X —, l'ensemble que vous constituez ainsi vous conduit à un paradoxe qui, comme vous le savez, conduit à une contradiction. En termes simples, ceci signifie que non seulement dans l'univers du discours il n'y a rien qui contienne tout et ici nous trouvons à nouveau le trou, la coupure qui constitue le sujet. Le sujet, c'est l'introduction d'une perte dans le Réel et pourtant rien ne peut introduire ceci, étant donné que, par définition, le Réel est plein. La notion de perte est l'effet produit par l'instance du trait, c'est-à-dire ce qui, par l'intervention de la lettre que vous déterminez, situe al, a2, a3, etc., et ces lieux sont les places pour un manque. Lorsque le sujet prend la place de ce manque, une perte intervient dans le mot et c'est la définition même du sujet. Mais pour l'inscrire, il est nécessaire de la définir dans un cercle que j'appelle l'altérité, le cercle de la sphère du langage. Tout ce qui est langage porte l'empreinte de cette altérité et c'est pourquoi le sujet est toujours une chose évanescente qui court sous la chaîne des signifiants. Car la définition d'un signifiant est ce qui représente un sujet non pas pour un autre sujet mais pour un autre signifiant. C'est la seule définition possible du signifiant en tant qu'il est différent du signe. Le signe est quelque chose qui représente quelque chose pour quelqu'un. Mais le signifiant est quelque chose qui représente un sujet pour un autre signifiant. La conséquence en est que le sujet disparaît, exactement comme dans le cas des deux traits unaires, tandis que sous le second signifiant apparaît ce qu'on appelle le sens ou la signification. Alors apparaissent, à leur tour, les autres signifiants et d'autres significations.

La question du désir est que le sujet évanescent s'efforce de se retrouver lui-même au moyen d'une sorte de rencontre avec cette chose miraculeuse que définit le fantasme. Dans sa tentative, le sujet est soutenu par ce que j'appelle l'objet perdu, que j'évoquais au début de cet exposé, et qui est une chose si terrible pour l'imagination. Ce qui est produit ici, et que dans mon vocabulaire j'appelle l'objet a est bien connu de tous les psychanalystes car toute la psychanalyse repose sur l'existence de cet objet particulier. Mais la relation du sujet barré avec cet objet a est la structure que l'on retrouve toujours dans le fantasme qui soutient le désir, pour autant que le désir n'est que ce que j'ai appelé la métonymie de toute signification.

Dans cette brève présentation, j'ai essayé de vous montrer que la question de la structure est bien dans la réalité psychanalytique. Je n'ai pourtant rien dit des dimensions qui sont celles de l'Imaginaire et du Symbolique. Il est bien sûr tout à fait essentiel de comprendre comment l'ordre du Symbolique peut pénétrer dans le vécu de la vie mentale mais je ne pourrai vous en apporter l'explication ce soir. Considérez ce qui est à la fois le moins connu et le plus certain au sujet de ce sujet mythique : l'aspect sensible de l'être vivant, cette chose insondable capable de sentir quelque chose entre la naissance et la mort, capable de connaître toutes les formes de peine et de plaisir, en un mot ce qu'en français nous appelons le sujet de la jouissance. En venant ici ce soir, j'ai vu des enseignes au néon disant : Enjoy Coca-Cola. Ceci m'a fait penser qu'en anglais, je crois, il n'y a pas de terme pour désigner de façon précise ce poids de sens que nous donnons en français au mot «jouissance» ou qu'il y a dans le latin fruor. J'ai cherché «jouir» dans le dictionnaire et j'ai trouvé comme équivalent anglais to possess, to use, mais il ne s'agit pas du tout de cela. Si l’être vivant représente quelque chose de pensable, ce sera avant tout comme sujet de la jouissance et cette loi psychologique que nous appelons le principe de plaisir et qui n'est jamais que le principe de déplaisir vient bientôt poser une barrière à toute jouissance. Si je jouis un petit peu trop, je commence à souffrir et je modère mes désirs. L'organisme semble fait pour éviter trop de jouissance. Nous serions tous probablement aussi tranquilles que des huîtres, n'était cette curieuse organisation qui nous force à franchir la barrière du plaisir ou peut-être à simplement rêver que nous la forçons et que nous la franchissons. Tout ce qui est élaboré par cette construction subjective à l'échelle du signifiant est en rapport avec le grand Autre et tout ce qui a racine dans le langage n'est là que pour permettre à toute la gamme de nos désirs de nous approcher et de tester cette sorte de jouissance interdite qui est le seul sens offert à notre vie.

Jacques LACAN
intervention à l'Université Johns Hopkins, Baltimore  (18-21/10/1966)

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Revista de Psicoanálisis y Cultura
Número 13 - Julio 2001
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