Acheronta  - Revista de Psicoanálisis y Cultura
Ce que Joyce était pour Lacan
Franz Kaltenbeck

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1. Mutation

Dans son livre Postmodernisme , Frederic Jameson analyse l’architecture d’un hôtel de Los Angeles, The Westin Bonaventure, construit par l’architecte et promoteur John Portman. Il s’agit d’un « bâtiment populaire » que Jameson oppose aux œuvres élitistes de la modernité créées par Le Corbusier. Le Bonaventure a trois entrées mais aucune n’a la place centrale d’une porte cochère classique. Les entrées du Bonaventure sont situées de façon latérale et sont des « backdoor affairs » ; deux d’entre elles se trouvent sur des jardins élevés qui vous introduisent directement au sixième étage des tours de cet hôtel. Une fois arrivé à ces étages, vous devez descendre pour trouver les ascenseurs et les escalators qui vous amènent à la réception. Il paraît qu’il est assez difficile de trouver dans cet hôtel les couloirs qui donnent accès aux chambres. Selon Jameson, Le Bonaventure est un espace total, qui ne veut pas faire partie de la ville mais plutôt être son équivalent, son substitut. L’angliciste allemand Klaus Reichert, un éminent spécialiste de Joyce, ayant lu Jameson, compare cet hôtel à Finnegans Wake (FW) car on n’y trouve plus les orientations massives de la modernité freudienne – dichotomie entre le manifeste et le latent, entre le signifiant et le signifié. On pourrait y ajouter la cyclicité du texte sans début ni fin. Nous y reviendrons. Le Bonaventure livre à Jameson un exemple en faveur de sa thèse que nous sommes là en présence d’une mutation de l’espace construit, une mutation dont tient compte un certain nombre d’architectes, mais qui n’a pas tout de suite trouvé son équivalent du côté des sujets censés habiter cet espace. « Nous ne possédons pas les équipements perceptifs pour nous adapter à cet hyper-espace (…) », écrit l’auteur (p. 38). Peut-être, les travaux que Lacan a accompli sur Joyce dans les années 1975-1976, marquent-ils une mutation comparable au niveau de cet objet que doit incarner le psychanalyste. Cet objet se perd pour devenir quelque chose de comparable au « hyper-espace » dont parle Jameson, à savoir un « sinthome ». Dans une leçon de son séminaire « Le sinthome », Lacan répond à un auditeur : « Je pense qu’effectivement le psychanalyste ne peut se concevoir autrement que comme un symptôme. Ce n’est pas la psychanalyse qui est un symptôme, c’est le psychanalyste ». Beaucoup de psychanalystes ont mal supporté cette mutation pour la simple raison qu’ils ne se sont pas vraiment posé la question de savoir ce que Lacan entendait par « sinthome ». Il faut lire Joyce pour saisir le sinthome dans toute sa portée. 2. Deux remarques sur la transmission : Au cours de ce séminaire, nous essayons de répondre à la question : comment la psychanalyse se transmet-elle ? Je dirai aujourd’hui qu’elle se transmet en ne perdant jamais de vue ce qui ne va pas, à savoir le symptôme. Si elle cède sur son désir d’en savoir plus sur le symptôme, elle perd du terrain. Si elle ne lâche pas sa recherche dans ce domaine, elle assure sa transmission.. J’ai en effet le soupçon que c’est le propre du discours de l’analyste de partager avec les grandes variations musicales mais aussi avec Finnegans Wake, de dire toujours la même chose mais de façon nouvelle: « The seim anew » . Je voudrais, en un premier temps, donner un exemple d’une transmission réussite entre le discours de Freud et celui de Mélanie Klein. Dans la dernière partie de « Deuil et mélancholie », Freud soulève la question – dont les cliniciens ne nieront pas la pertinence – de savoir pourquoi la libido du mélancolique n’arrive pas à se retirer de l’objet perdu. Réponse : La représentation inconsciente de l’objet est démultipliée ; elle est « représentée par d’innombrables impressions singulières (traces inconscientes de celle-ci) ». C’est comme-ci le sujet n’arrivait pas à rassembler ces « innombrables impressions singulières », comme s’il manquait du signifiant qui les rassemblerait pour en faire une représentation. Du coup, le sujet n’arrive pas à se défaire de l’objet.

Freud donne encore une deuxième raison pour cette impossible séparation.

Là encore, le multiple fait ses ravages car, chez le mélancolique, la relation à l’objet n’est pas simple mais compliquée par le conflit d’ambivalence : « Dans la mélancolie (…) se noue autour de l’objet une multitude de combats singuliers dans lesquels haine et amour luttent l’un contre l’autre, la haine pour détacher la libido de l’objet, l’amour pour maintenir cette position de la libido contre l’assaut ». Ces combats singuliers, nous ne pouvons les situer dans un autre système que l’Ics, le royaume des traces mnésiques de chose (par opposition aux investissements de mot) . » Regardons maintenant comment Mélanie Klein explique la dépression. Elle écrit dans « Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs » (1934) : « Chez les enfants comme chez les adultes souffrant de dépression, j’ai mis à jour la peur d’abriter en eux des objets mourants ou morts (et en particulier les parents) et l’identification du moi à de tels objets ». Elle ajoute à la théorie freudienne de l’ambivalence une note sur la dangerosité de l’amour, une note à laquelle Lacan aurait sans doute souscrite . Si le sujet, enfant ou adulte, craint d’abriter un objet mourant ou déjà mort, c’est parce que sa pulsion de destruction s’était emparée de cet objet, mais pas seulement elle ! Klein écrit : « Et ce n’est pas seulement la violence de l’incontrôlable haine du sujet qui met l’objet en péril, c’est aussi la violence de son amour. Car, à ce stade de son développement, aimer un objet et le dévorer sont inséparables. « Le petit enfant qui croit, lorsque sa mère disparaît, l’avoir mangée et détruite (que ce soit par amour ou par haine), est torturé d’angoisse à son sujet, ainsi qu’au sujet de la bonne mère qu’il n’a plus pour l’avoir absorbée » .( p.315). Selon Freud, si le mélancolique a tant de mal à abandonner l’objet perdu, c’est parce que celui-ci a pour lui une grande importance, renforcée par mille liens ». Le sujet dépressif de Klein est plutôt « affligé par le désastre provoqué par son sadisme et en particulier son cannibalisme » (ibid ; p. 319). Mais Freud et Klein ne partagent pas seulement l’observation que le sadisme joue un rôle primordial dans la mélancolie. On trouve chez eux aussi un autre point commun bien qu’ils l’envisagent sous deux angles différents. Selon chacun d’eux, l’objet du mélancolique dépasse, voire écrase le sujet parce qu’il a perdu ce que l’on pourrait appeler avec Lacan « de l’un ». Selon Freud trop de traces inconscientes des représentations – celles-ci sont « innombrables » - de l’objet ligotent le sujet, le nouent à l’objet. Chez Klein, les objets aimés sont « dans un état de désagrégation totale », ils sont « en morceaux » (ibid., p. 319).

De cette « évidence » naît le désespoir, le remords et l’angoisse. Le sujet a peur « de ne pouvoir rassembler les morceaux de la bonne manière et à temps ; de ne pouvoir trier les bons morceaux et rejeter les mauvais ; de ne pouvoir ranimer l’objet une fois qu’il aura été reconstitué ; et aussi la peur d’être gêné dans cette tâche par les mauvais objets et par sa propre haine, etc. ». Dans les deux théories, celle de Freud et celle de Klein, le sujet se voit engagé dans un travail sans fin et il y tombe en miettes. Il y a donc transmission entre Freud et Klein. Klein ne répète pas Freud, mais elle est parmi les rares analystes qui ont immédiatement reconnu la portée du sadisme. Elle adopte également l’incorporation tout en lui donnant une dimension clinique. L’incorporation, plus souvent nommée introjection n’est jamais anodine. Soit elle aboutit à un acte violent où le sujet dévore l’objet, soit elle intègre des objets dangereux. Aux traces mnésiques innombrables dont le sujet ne peut plus se défaire correspondent chez Klein les morceaux de l’objet désintégré que le sujet ne sait plus recomposer. La transmission entre Freud et Klein procède donc d’une part par la fidélité au concept fondamental de la pulsion et d’autre part par une série de déplacements qui ouvrent de nouvelles perspectives à la clinique. Mon deuxième exemple d’une transmission joue entre Freud et un poète. Le poète allemand Durs Grünbein, né en 1962 à Dresde a publié l’année dernière un journal sous le titre La première année. Notes berlinoises où il oppose, le 25 mars 2000, Freud à Nietzsche. Ce poète a lu Nietzsche de telle sorte qu’il a pu se débarrasser de cette fascination que l’auteur de Ainsi parlait Zarathoustra exerce sur d’autres lecteurs moins avertis. Selon Grünbein, Nietzsche est resté romantique, à la différence de Baudelaire et de Flaubert mais aussi à la différence de médecins comme Broca ou Charcot qui auraient tous constitué une « école du document humain ». Nietzsche n’aurait pas réussi la percée vers le factum brutum, le fait brut, qu’il avait pourtant annoncé dans Ecce Homo. Il n’aurait trouvé d’autre sortie de l’écriture et de la rhétorique vers le réel que celle de la psychose.

Sa brillance aurait encore rajouté au semblant qu’il avait pourtant voulu combattre. Nietzsche resterait captif de la rhétorique, son écriture aurait seulement retardé le déclenchement de sa psychose. Et le poète fait ce bilan mélancolique : après Freud, tout ce que Nietzsche a essayé de penser se présente comme une science romantique ». Freud supplante Nietzsche en tirant les conséquences de sa visite à Charcot à Paris. Il réussit la percée vers le « fait brut » devant laquelle le philosophe s’est arrêté malgré ses intentions de principe. C’est donc le réel découvert par Freud, élève de « l’école du document de l’homme », qui est ici cause de la transmission. Dans « Joyce, le symptôme », Lacan écrit : «…l’inconscient c’est un savoir en tant que parlé comme constituant de LOM ». 3. « …Joyce que j’ai connu à vingt ans… » Lacan a connu Joyce. Dans sa conférence, donnée le 16 juin 1975 à l’ouverture du 5ème Symposium international James Joyce, il le fait savoir : « Il se trouve qu’à dix-sept ans, grâce au fait que je fréquentais chez Adrienne Monnier {qui tenait la librairie « Shakespeare & Compagnie » }, j’ai rencontré Joyce.

De même que j’ai assisté, quand j’avais vingt ans, à la première lecture de la traduction française qui était sortie d’Ulysse ». Dans un deuxième texte, écrit pour ce même Symposium, dans lequel il pastiche Finnegans Wake, il dit simplement avoir connu Joyce. Mais ce détail transmis de sa vie s’insère dans une réflexion serrée sur deux effets de Joyce, l’un porte sur la littérature et l’autre sur la psychanalyse. « Que Joyce ait joui d’écrire Finnegans Wake (désormais FW) ça se sent. Qu’il l’ait publié, je dois ça à ce qu’on ma l’ait fait remarquer, laisse perplexe, en ceci que ça laisse toute la littérature sur le flan. La réveiller, c’est bien signer qu’il en voulait la fin ». Ce qui frappe ici d’abord, c’est une certaine ambivalence vis-à-vis de l’œuvre ultime. Pourquoi Joyce a-t-il publié FW ? Cette question lui fut sans doute soufflée par quelqu’un d’autre, un proche mais il la trouve pertinente. Transfert (négatif) sur ce produit de la folie, et peut-être même sur son auteur ?

Ce n’est pas à exclure en ce qui concerne le livre dont Lacan ou un de ses élèves s’étonnent que Joyce l’ait fait paraître. Dans la leçon I (18 novembre 1975) du séminaire (inédit) « Le sinthome », Lacan reprend à Philippe Sollers le signifiant l’é-l-a-n-g-u-u-e-s, l’élangues, pour caractériser FW, signifiant par lequel Sollers semble faire allusion au symptôme de l’élation dans la manie. Et Lacan d’énoncer : « C’est bien en effet ce à quoi ressemble sa dernière œuvre, à savoir Finnegans Wake, qui est celle qu’il a si longtemps soutenue pour y attirer l’attention générale ». Cette qualification de l’œuvre - FW ressemble à quelque chose de l’ordre de la manie - et la question - pourquoi l’a-t-il publié ?- m’inspirent le terme de transfert. Un transfert sur cette œuvre, on le trouve d’ailleurs aussi chez des joyciens non-analystes, déjà chez les contemporains de Joyce – son frère Stanislaus, et Miss Weaver, qui pensaient tous les deux à peu près la même chose, à savoir que l’auteur d’Ulysse était en train de gaspiller son talent. Des critiques plus proches de nous ne peuvent pas non plus s’empêcher, soit de réduire la portée de cette œuvre soit d’en décrire ses excès. Arno Schmidt affirme que Joyce y aurait, avant tout, réglé ses comptes à son frère Stanislaus.

Jacques Aubert parle, pour sa part du « monstrueux » de ce texte et Klaus Reichert mobilise les théoriciens du sublime – Moses Mendelsohn, Emmanuel Kant, Edmund Burke pour parler des affects que FW peut susciter chez ses lecteurs. Burke utilise en effet le terme de awfullness (effroi) pour parler du sublime. FW pose à ses exégètes le problème de n’être ni un livre à lire ni un livre-objet que l’on met tranquillement dans sa bibliothèque parce qu’il est beau ou curieux. Ce n’est plus un objet et jusqu’à aujourd’hui personne ne sait pas vraiment ce que c’est. Plus aucun critique ne rejette FW à cause de sa prétendue illisibilité. FW est une énigme et une énigme, il faut la déchiffrer pour la résoudre. Quel est l’effet que Joyce a, selon Lacan, dans la littérature ? J’ai affirmé que Lacan se tient dans une certaine ambivalence vis à vis de FW. À vrai dire, dans ses deux contributions au Symposium de 1975 Lacan témoigne de beaucoup de sympathie et d’admiration pour ce livre ! Il dit à ses auditeurs dans « Joyce le symptôme I (op. cit., 25) : « Lisez des pages de Finnegans Wake, sans chercher à comprendre – ça se lit. Ca se lit, mais comme me le faisait remarquer quelqu’un de mon voisinage, c’est parce qu’on sent présente la jouissance de celui qui a écrit ça . Vous voyez que même Lacan avait des voisins dangereux ! Au moins celui qui lui a fait poser cette question ‘pourquoi Joyce a-t-il publié FW ?’. D’autre part, le concept de jouissance arrive là un peu comme le phallus dans la théorie des années 50. La jouissance doit toujours tout expliquer. Je ne crois pas qu’il suffise de dire que FW se lit parce que Joyce a joui en l’écrivant.

L’invitation à le lire est pourtant très juste et il est vrai que ça se lit même si Beckett dit par provocation exactement le contraire .

Poursuivons notre recensement des jugements de Lacan sur FW. On ne peut pas être d’accord aujourd’hui avec l’idée que « Joyce a réservé (à cette ‘œuvre majeure et terminale’) la fonction d’être son escabeau ». (« Joyce le symptôme I », p. 26). Si « escabeau » fait allusion à la théorie du beau il faut bien dire que ce terme ne nous aide pas beaucoup car nous tenons avec Klaus Reichert que cette œuvre devrait plutôt être abordé avec le concept du sublime . Par contre, Lacan a tout à fait raison quand il dit : « On n’avait jamais fait de la littérature comme ça ». (ibid.). Dans le texte qui est finalement devenu « Joyce le symptôme » (op. cit.), il réitère sa perplexité sur le fait que Joyce ait publié FW et son avis que Joyce ait joui en l’écrivant et énonce maintenant l’effet que cette œuvre a exercé sur la littérature : « Qu’il l’ait publié, (…), laisse perplexe, en ceci que ça laisse toute littérature sur le flan . La réveiller, c’est bien signer qu’il en voulait sa fin ». On a l’impression que Lacan apprécie cet assaut que Joyce aurait lancé contre les prétentions littéraires. 4. Rêve ou réveil ? Or, Joyce devient un vrai allié pour lui par l’effet que Lacan lui suppose dans un domaine propre à l’analyse – le rêve. Pour Lacan, Joyce ne signe pas seulement la fin des lettres mais aussi la fin du rêve : Joyce réveille ! « Il coupe le souffle du rêve, qui traînera bien un temps. Le temps qu’on s’aperçoive qu’il ne tient qu’à la fonction de la hâte en logique » (Autres écrits, p. 570). Il faudrait expliquer cette idée que le rêve « ne tient qu’à la fonction de la hâte en logique », fonction illustrée dans l’apologue des prisonniers. À fin de comprendre cette réduction on peut à mon avis s’adresser à la leçon V («Tuchè et automaton ») du Séminaire XI, p. 55-59 où Lacan parle de ces rêves qui surviennent « avant que je ne me réveille » (p. 56). D’ailleurs, les vrais rêves dans FW ont lieu au moment de la levée du jour. Mais si vous voulez rester dans le cadre de La Science du rêve vous pouvez vous adresser aux longues excursions de Freud sur le caractère succinct de l’énoncé du rêve et la prolifération des ses pensées. La relation personnelle que Lacan entretient avec Joyce se montre encore dans deux réflexions, la première portant sur le destin, la seconde sur le corps.

Les deux réflexions apportent du nouveau. Mais pour bien saisir le transfert de Lacan sur l’écrivain irlandais, nous devons d’abord passer par le seul endroit des Écrits où Lacan mentionne le nom de Joyce.

5. Joyce et les siens

Dans son « Séminaire sur ‘La Lettre Volée’ », Lacan dénonce l’imbécillité des policiers qui cherchent partout la lettre que le ministre a dérobée à la reine sans se rendre compte que le ministre avait caché cette lettre à un endroit – sur sa cheminée - où tout le monde aurait pu la voir. Poe écrit à propos du Préfet de la police : « Il n’a jamais cru probable ou possible que le ministre eût déposé sa lettre juste sous le nez du monde entier, comme pour mieux empêcher un individu quelconque de l’apercevoir.

Il s’agirait là d’une imbécillité subjective, affirme Lacan. Le Préfet et sa police cherchent la lettre là où, eux, ils l’auraient cachée, ils ne sont pas capables de se mettre à la place de cet homme intelligent qu’est le ministre, un poète à ses heures. Dupin, le détective, la découvrira à l’endroit où le ministre l’a déposée : une lettre « fortement salie et chiffonnée ». Et l’auteur précise : « …la lettre avait été retournée comme un gant, repliée et recachetée ». Cette caractéristique de la lettre comme « fortement salie et chiffonnée » inspire à Lacan une allusion à Joyce : «Dans ce qu’ils [les policiers]tournaient entre leurs doigts, que tenaient-ils d’autre que ce qui ne répondait pas au signalement qu’ils en avaient » ?. Et il poursuit : « A letter, a litter, une lettre, une ordure. On a équivoqué dans le cénacle de Joyce sur l’homophonie de ces deux mots en anglais ». Dans une note en bas de page, Lacan renvoie au premier ouvrage sur Finnegans Wake. C’est un recueil d’essais et de textes qui défendent le work in progress. Il a été pour la premier fois publié en 1929 et c’est Joyce lui même qui a demandé à un certain nombre de ses amis d’écrire les textes pour ce recueil critique paru sous un titre qui fait pastiche de son œuvre : Our exagmination round his factifiction for incamination of work in progress. Le dernier texte, écrit par un nommé Vladimir Dixon – pseudonyme de Joyce lui-même – porte le titre « A Litter to Mr. James Joyce ». Cette litter est écrit à la manière du livre. Vous y trouvez des phrases comme « You must not stink I am attempting to ridicul (de sac !).. » Ou celle-ci : «…I am writing you, dear mysterr Shame’s Voice, to let you no how bed I feeloxerab out it all » Dans son séminaire inédit « Le sinthome », leçon du 13 janvier 1976, Lacan donne à Stephen Dedalus, le héros du Portrait de l’artiste en jeune homme et aussi d’Ulysse – qui représente Joyce – la fonction de déchiffrer sa propre énigme. « Il ne va pas loin parce qu’il croit à tous ses symptômes. Oui c’est très frappant ». Lacan se moque un peu de ce que l’on pourrait nommer la dimension messianique du symptôme de Joyce : « Mais enfin il croit à des choses. Il croit à la conscience incréée de sa race ». Là il fait allusion aux dernières phrases du Portrait : « Bienvenue, ô vie ! Je pars, pour la millionième fois, rencontrer la réalité de l’expérience et façonner dans la forge de mon âme la conscience incréée ma race ». Puis, la phrase finale également citée par Lacan : « Antique père, antique artisan, assiste-moi maintenant et à jamais ».. Ce signifiant d’une ‘race’ malheureuse insiste dans le chapitre V du Portrait : « Je suis un produit de cette race, de ce pays, de cette vie, dit-il ». (730). Ou : «Et sous le crépuscule plus dense, il sentait les pensées et les désirs de la race à laquelle il appartenait, voletant comme des chauve-souris par les sentes nocturnes… » (765). La ‘race’ à laquelle il appartient, il la rejette, mais il lui reconnaît aussi un potentiel, sinon il ne parlerait pas de sa « conscience incréée». Il se sent donc la mission de créer cette conscience. Cette mission appartient à son « sinthome ». C’est de cette mission auprès de sa ‘race’ que vient l’effet que Joyce a exercé sur son entourage, son « cénacle », comme dit Lacan, un cénacle auquel appartenaient des personnages aussi capables que Samuel Beckett et les autres auteurs du livre Our exagmination round his factification for incamination of work in progress. C’est loin d’être un simple effet de fascination qui fonctionnerait sur le schéma de la psychologie des foules.

Joyce avait, au cours des années, rassemblé autour de lui des personnes aussi remarquables que Valery Larbaud, Frank Budgen, Stuart Gilbert, Eugen Jolas ou Paul Léon qui, risquant sa vie, a sauvé les Journaux de Joyce des mains de la Gestapo qui l’a finalement arrêté et fait déporter dans un camp de la mort. La qualité de ces intellectuels ne pouvait échapper à Lacan. Certains chercheurs maintiennent cette tradition à l’université.

Lacan est le premier à reconnaître l’excellence de leurs études. Mais Joyce impulse encore aujourd’hui un lien social inédit en ayant crée avec FW, non seulement un livre sans égal mais aussi un nouveau lecteur. Il parle, FW 120, 13 de « ce lecteur idéal souffrant d’une insomnie idéale ».

Ce n’est pas anodin que FW soit aussi un livre de réveil (wake). Le lecteur de FW ne peut pas s’attendre à comprendre le sens des mots et des phrases dans ce livre, il doit constituer les transformations auxquelles l’auteur a soumis les noms et les mots au niveau de la lettre. Plus encore ! Beaucoup de mots et au moins chaque phrase dans FW font allusion à toute une histoire, un épisode de la vie de l’auteur ou un problème de son écriture . « There extand by now one thousand and one stories, all told of the same » Le lecteur insomniaque saisira vite pourquoi Joyce met en relation, FW, p. 4, le maçon Finnegan qui, ayant construit un mur, en tombe avec le constructeur Solness de Henrik Ibsen qui, à la fin de la pièce avec le même titre fait, lui aussi, une chute énigmatique et mortelle de la tour de la maison qu’il avait édifié lui-même. Mais ce lecteur aura beaucoup plus de mal à comprendre pourquoi Joyce écrit que le maçon irlandais recevait « des messies avant que les juges de Joshua nous aient gratifiés des Nombres ou qu’Helveticus ait commis sa deutéronomie (…) ». Ou, prenons par exemple ces quelques phrases du chapitre I.7 qui porte sur Shem, the penman (Shem, le plumitif), frère jumeau et rival du dominant Shaun, the postman , dont une des identités serait le psychanalyste Ernest Jones (« …que Joyce Shaunise, si je puis dire, le Jones en question… », dit Lacan dans « Joyce le symptôme I », p. 24). Les deux jumeaux sont les fils de Humphrey Chimpden Earwicker et d’Anna Livia Plurabelle. Tandis que HCE se prolonge littéralement dans Shaun, son frère Shem est l’artiste, inapte pour la vie réelle ; pour Lacan c’est «Shemptôme ». (« Joyce le symptôme I », op. cit., p. 24). Shem, tel Bloom, est aussi doué des identifications juives de l’auteur – à la page 171, il est désigné comme « that greekenhearted yude » (« ce juif au cœur grec »).

Joyce a livré d’une certaine façon quelques traits de lui-même dans ce chapitre où il met Shem sur la sellette. Ce chapitre se lit comme un réquisitoire sans complaisance que l’auteur s’adresse à lui-même et corrobore l’observation de Lacan que Joyce, à la différence de la plupart des hommes, n’était pas dans l’adoration de sa propre personne . «Let me finish ! Just a little judas tonic, my ghem of all jokes, to make you to go green in the gazer. Do you hear what I’am seeing, hammet ? And remember that golden silence gives consent, Mr. Anklegazer ! Cease to be civil, learn to say nay ! Whisht ! » (FW, 193, 9-12) . C’est avec l’humour du surmoi freudien que Joyce tient son réquisitoire, peut-être pour parer aux attaques d’un surmoi plus féroce. En tout cas, l’impératif surmoïque pousse Shem dont le nom devient un objet métonymique (ghem of all jokes, {James Joyce}, donc « gemme de toutes les plaisanteries »), à se tonifier avec un peu de jouissance scopique : a little judas tonic. Le judas étant cette petite ouverture dans une porte ou dans un mur par laquelle on peut épier un(e) autre sans être vu. Grâce à Roland McHugh ), nous savons que le reste de la phrase est une allusion à Othello – ‘jealousy ; It is the green ey’d monster’. En français et en allemand, la jalousie et plus encore l’envie semblent être associées à la couleur jaune. La jalousie avait enfoncé Joyce en 1909 dans une de ses crises les plus profondes. Un de ses anciens camarades, un nommé Cosgrave, lui a raconté qu’il avait couché avec Nora en été 1904, à l’époque même où Joyce l’avait rencontrée ! Shem n’est pas seulement jaloux comme Hamlet mais, lui aussi devient la proie d’insinuations malveillantes concernant l’objet : « Do you hear what I am seeing hammet ? ». Les jeux de mots érigent une défense contre les suggestions de la voix . Joyce condense deux proverbes : ‘ Le silence est d’or’ et ‘Le silence signifie consentement’. Et dans la même phrase Shem est accusé d’être un Mr Anklegazer , une sorte de fétichiste, voyeur de chevilles. Un germanophone entend dans la graphie de Anklegazer le mot Angeklagter (accusé). La dernière phrase varie une injonction biblique ‘cease to do evil ; Learn to do well’ (‘cessez de méfaire, apprenez à bien faire’, Isaïe I, 16-17 ; traduction Chouraqui). Mais là où le prophète dit,’apprenez à bien faire’, Joyce écrit, « learn to say nay ! Whisht ! ».

‘Apprends à dire non ! Le signifiant ‘whist !’commande le silence. Joyce a en effet dû apprendre à dire non, comme l’a montré Jacques Aubert dans son article « La voix de Joyce et son nego , commenté par Sophie Mendelsohn dans mon atelier « Les psychoses après Joyce ». Il était vital pour lui de dire ‘non’ à la mère, à l’Église, à l’Irlande. Sans son ‘non’ il n’aurait jamais trouvé sa place de sujet. Vous avez donc dans trois lignes de FW des pans entiers de la biographie de l’écrivain, des histoires cruciales de sa vie. Les plus férus des joyciens le disent : l’auteur irlandais a inventé un nouveau lecteur et ce lecteur ne se recrute pas seulement à l’université. Il lui suffit parfois d’être attentif pour déchiffrer un mot ou un passage encore opaques. Insérant un savoir auquel le texte ne fait qu’allusion, ce lecteur semble continuer le work in progress. Cette appréciation du lecteur actif évoque le réalisme radical du jeune physicien Max Tegmark pour lequel le mathématicien qu’il construise ou qu’il contemple ses objets, n’est lui même rien d’autre qu’un sous-ensemble des mathématiques, suffisamment grand pour savoir qu’il existe . Tegmark pour lequel tout ce qui existe mathématiquement existe aussi comme fait (réel), ne forclôt point le sujet : Les propositions mathématiques auxquelles aucun mathématicien n’a pas encore pensé peuvent être soit vraies, soit fausses, celles, auxquelles l’univers n’a pas encore pensé, soit, pour lesquelles aucune preuve physique a été ‘calculé’ au niveau des objets matériels (particules, par exemple), ces propositions ne son rigoureusement parlé, ni vraies, ni fausses. Le lecteur de Joyce appartiendrait-il à ce livre – « pas tout », selon Jacques Aubert – qu’est FW ? Peut-être agit-il plutôt entre le sinthome de Joyce et l’Autre qui ne sait pas « à quoi ça rime ». D’où aussi l’observation que ce lecteur a un intérêt de chercher ses semblables. 6. Hasards et destin Joyce a donc ému Lacan. D’un côté, Lacan fait de lui un auteur ayant créé quelque chose de complètement inaccessible pour l’inconscient de ses auditeurs : « Le symptôme chez Joyce est un symptôme qui ne vous concerne en rien. C’est le symptôme en tant qu’il n’y a aucune chance qu’il accroche quelque chose de votre inconscient à vous ». On pourrait faire correspondre à cette inaccessibilité de l’œuvre joycienne pour l’inconscient une remarque de Lacan sur le nœud borroméen qu’il répète plusieurs fois au cours de son séminaire « Le Sinthome ». Ainsi, il explique à la fin de la séance du 9 décembre 1975 que le nœud n’est pas un modèle parce qu’« il a quelque chose près de quoi l’imagination défaille ». Il semble donc y avoir dans l’esprit de Lacan une solidarité entre le nœud et l’œuvre de Joyce. Tel le nœud, Joyce relève d’un réel difficile à approcher par l’inconscient du névrosé. D’autre part, Joyce fait causer Lacan sur sa propre vie , il le fait raconter son histoire, plus encore, il lui inspire une nouvelle théorie du destin, notion de première importance dans la seconde topique de Freud . Après avoir dévoilé ses deux rencontres qu’il avait eu, en jeune homme, avec l’écrivain irlandais, il note ceci : « Ce sont les hasards qui nous poussent à droite et à gauche, et dont nous faisons – car c’est nous qui le tressons comme tel – notre destin. Nous en faisons notre destin, parce que nous parlons. Nous croyons que nous disons ce que nous voulons, mais c’est ce qu’ont voulu les autres, plus particulièrement notre famille, qui nous parle. Entendez-là ce nous comme un complément direct. Nous sommes parlés, et à cause de ça, nous faisons, des hasards qui nous poussent, quelque chose de tramé – nous appelons ça notre destin.

De sorte que ce n’est sûrement pas par hasard, quoiqu’il soit difficile d’en retrouver le fil, que j’ai retrouvé James Joyce à Paris, alors qu’il y était, pour un bout de temps encore ». Lacan s’excuse ensuite de raconter son histoire, il ne le ferait qu’en hommage à James Joyce. Mais on peut déduire de cette confidence qu’à l’époque, en 1923, Lacan n’avait pas encore trouvé sa vocation, hésitant peut-être à emprunter, lui aussi, la voie de l’artiste. Elisabeth Roudinesco confirme l’incertitude sur le choix professionnel mais pas l’ambition littéraire. Le jeune homme aurait plutôt joué avec l’idée d’une carrière politique . Lacan répond sans doute dans ce passage à Freud qui explique le destin, ananké, comme une figure du surmoi, constitué de la « puissance parentale » et les figures idéales du sujet.. Mais ananké, c’est aussi la nécessité. Chez Lacan, la matière brute du destin c’est les hasards. Et c’est nous, les êtres parlants qui en faisons, en les tressant, notre destin. Si nous ne parlions pas, si nous étions des autistes, nous n’en ferions pas notre destin. Notre destin, aussi inéluctable qu’il soit, aussi nécessaire qu’il nous paraisse, repose donc a) sur la contingence – les hasards - et b) sur notre choix de devenir des parlêtres. Chez Freud, le choix du destin est fondé dans les identifications du sujet qui contribuent au surmoi, identifications dont il saisit qu’elles ne sont pas seulement les restes de l’Œdipe mais qu’elles entraînent aussi un destin de la pulsion paradoxale, sa désexualisation et souvent la désintrication d’Éros et de Thanatos. Chez Lacan, c’est donc la parole qui crée le destin. Un obsessionnel veut par exemple rompre avec sa partenaire parce qu’elle ne correspond pas à ce qu’il attend d’une femme dans son fantasme. Et à chaque fois qu’il décide la rupture et s’explique avec elle, il revient sur sa décision. Au lieu de s’en séparer, il décide de rester avec elle, et cela se répète ! Hasards – choix de la parole - nécessité du destin, c’est la série lacanienne. On a le choix de parler ou de se taire mais il n’est pas sûr que nous disons ce que nous voulons ; nous croyons seulement que nous disons ce que nous voulons – notez le double sens de cette phrase: nous ne sommes pas les maîtres du sens de ce que nous voulons et nous ne pouvons pas toujours dire ce que nous voulons (faire). La différence entre l’intention de dire et le résultat du dit a amené à un abus de pouvoir de la part des interprètes. Certains critiques littéraires tirent de l’incertitude ou du non-savoir concernant le sens la conclusion de pouvoir dire n’importe quoi sur un poème – de Celan, par exemple. Mais l’ironie du destin fait qu’ils tombent mal car, à l’instar de Joyce, Celan savait dire ou plutôt ce qu’il voulait. C’est Jean Bollack qui a prouvé cette concordance entre l’intention poétique et l’écriture chez l’auteur de La Rose de personne. Nous autres névrosés, nous croyons que nous disons ce que nous voulons. Illusion ! Nous disons non pas ce que nous voulons mais ce qu’ont voulu les autres, « plus particulièrement notre famille », donc pas seulement papa et maman. C’est ce qu’eux, notre famille, ont voulu qui nous parle. C’est comme si nous étions parlés par leur vouloir dire ; par leur vouloir qui n’est pas forcement leur pouvoir . Et comme nous somme alors parlés nous faisons de notre destin quelque chose de « tramé », à la fois une trame pour lire les hasards de la vie et un complot, un complot de famille. Dans l’écriture de Joyce, la contingence joue un rôle très important, Richard Ellmann, son biographe, en livre plusieurs témoignages recueillis de proches de l’écrivain. La contingence se sert de l’homophonie « en l’occasion translinguistique » comme dans bourgeoismeister (FW, 191) avec sa partie française (bourgeois), sa partie allemande (meister) et son allusion au Bygmester Solness de Henrik Ibsen, (who thought to touch both himmels - « qui pensait toucher des deux ciels ») et qui tombe déjà, c’est le cas de le dire, à la page 4 du Wake. Lacan apporte son propre exemple, écrivant « phone » (dans « phonème ») avec les lettres : f.a.u.n.e. Et il note : « Le faunesque de la chose repose tout entier sur la lettre, à savoir sur quelque chose qui n’est pas essentiel à la langue, qui est quelque chose de tressé par les accidents de l’histoire. Que quelqu’un en fasse un usage prodigieux, interroge en soi ce qu’il en est du langage ». Une page plus loin, Lacan revient sur le rapport entre la langue et le langage dans l’écriture de Joyce, en expliquant d’abord que « le symptôme est purement ce que conditionne lalangue ». Ensuite, il caractérise l’opération de Joyce : celui-ci porte le symptôme à la puissance du langage (ibid., p. 27).

Cela vaut également pour un poète comme Celan. Jean Bollack a bien démontré l’existence d’une langue idiomatique, donc d’un langage, chez Celan. Et si l’on veut lire FW, on doit établir ou consulter le vocabulaire polyglotte utilisé dans ce livre et observer les transformations auxquelles l’auteur soumet son matériel linguistique . Quand Lacan parle de « puissance de langage », il insiste sur le fait que Joyce veut partager son symptôme avec ses lecteurs (son autre). Ce symptôme est certes chiffré, parfois obscène – Lacan parle d’un « jet d’art sur l’eaube scène de la logique elle même » – mais il n’est pas privé, caché à l’autre. La lettre est donc « quelque chose de tressé par les accidents de l’histoire ». Cette contingence-là évoque les hasards à la base du destin que nous tressons, en faisant de notre destin « quelque chose de tramé ». Donc d’une part, la lettre, « quelque chose de tressé par les accidents de l’histoire » et d’autre part le destin, «quelque chose de tramé » que nous faisons nous-même à cause du fait que nous parlons ou plutôt parce que nous sommes parlés. Il faut bien dire que Lacan n’est pas le premier à s’être interrogé sur l’abord si particulier du hasard et de la nécessité par Joyce. Il prend plutôt en compte des interrogations antérieures. On pourrait mentionner ici les lignes que Beckett avait écrit sur ce problème dans « Dante… Bruno. Vico.. Joyce », l’article fondateur de toutes les lectures de FW . 7. La structure duWake Beckett passe par La Science nouvelle de Giambattista Vico pour expliquer la structure du work in progress. Il relève dans Vico un concept de l’histoire où ni le destin ni le hasard n’ont leur place mais qui admet bien la nécessité et la liberté . Il précise : « L’histoire ne résulte donc pas du destin et du hasard (…) mais elle résulte d’une nécessité qui n’est pas destin, d’une liberté qui n’est pas hasard (…) ». (ibid., p. 7).

Cette force résultante, Vico l’appelle la providence divine - sans trop croire à cette notion , - et c’est cette providence « immanente », à la différence de la providence transcendantale de Bossuet, qui est à l’origine de ces institutions humaines que sont l’Église, le mariage et la sépulture. Joyce dont la position n’est d’aucune façon philosophique (op cit., p. 7) adopte cette classification historique et sociale comme un avantage - ou désavantage structural (as a structural convenience – or inconvenience). Beckett entend par « structural » quelque chose qui inclut la répétition : « les variations substantielles sans fin de ces trois battements ». Ainsi la première partie de FW correspond à la première institution humaine, le religion ou l’âge théocratique, une abstraction de la naissance ; la deuxième partie, le jeu d’amour des enfants est la seconde institution, le mariage, l’âge héroïque ou la maturité ; la troisième partie se passe pendant le sommeil, correspondant donc à la troisième institution, la sépulture ou dans l’abstraction, la corruption.

La quatrième partie, c’est le jour qui recommence et correspond à la providence de Vico et, dans l’abstraction, à la génération. Par la transition de l’humain à l’âge théocratique, tout recommence. Or, Joyce ne se contente pas d’adopter le schéma de Vico, il y inscrit sa propre pensée, il brouille les frontières trop rigides. Aussi Beckett fait-il tout de suite remarquer : « Mr Joyce ne tient pas la naissance pour garantie comme semble l’avoir fait Vico ». (p. 8). Et il y rajoute : « La conscience qu’il y a une grande part de l’enfant non-né dans l’octogénaire sans vie, et une grande part des deux dans l’homme à l’apogée de sa courbe de vie, ôte tout à l’exclusivité mutuelle rigide qui est souvent le danger dans les constructions nettes ». (op. cit., p. 8). Les trois institutions (naissance, mariage, sépulture), correspondant aux trois âges (théocratique, héroïque et humain) sont co-présentes dans les quatre parties du Wake, voire dans chaque chapitre et même à toute page et c’est cette simultanéité, cette synchronie qui rend sa lecture si difficile. Par exemple, Anna Livia Plurabelle, la femme de Humphrey Chimpden Earwicker apparaît déjà à la page 4 , soit une page après le tonnerre qui, selon Vico, déclenche la religion, et alors que, HCE, son mari, n’est pas encore introduit sous son nom (il est un plus loin Haroun Childeric Eggeberth).

Par un jeu de lettres, ALP apparaît même sous le »s traits de Alice P. Liddle, le modèle de Lewis Carroll pour Alice au pays des merveilles . FW n’est ni un « jardin à la française » comme celui que Lacan se félicite d’avoir fait dans la psychanalyse, ni « le débat des lumières » dans « un domaine où l’aurore même tarde ». L’aube, dans FW ne tarde pas, c’est la transition entre la corruption et la génération qui apporte la vie mais aussi la mort et ceci est dit dès le départ. Quant au jardin à la française, il est sérieusement mis en cause par l’œuvre ultime de Joyce.

Ainsi Klaus Reichert fait remarquer que les deux « dimensions de profondeurs » de la psychanalyse – la dichotomie du latent et du manifeste et celle du signifiant et du signifié - sont perdues dans FW. Les premières exégèses du Wake avaient en effet cherché à l’interpréter comme un rêve sans jamais trouver un contenu à ce rêve qui aurait dépassé les généralités d’une psychanalyse vulgaire. Quant aux signifiants de ce livre ils ne renvoient pas à un signifié. Ainsi on peut gloser sur l’adverbe immarginable à la page 4, c’est un mot valise composé du mot « imaginable » et du mot « marge ». Mais nous ne pouvons donner à ce mot son sens que si nous découvrons la partie théorique que Joyce a condensée dans ce signifiant. Il ne renvoie donc qu’au processus de la création littéraire lui-même, tel que Joyce l’a pensé. Un autre exemple d’un signifiant qui ne renvoie qu’à la réflexion de Joyce sur ce qu’il fait est racecourseful, déchiffré comme composé de resourcefull (plein de ressource) et le ricorso de Vico, c’est à dire la cyclicité de l’histoire. Le Wake parle de lui même : « Son écrit (celui de Joyce) n’est pas sur quelque chose; c’est ce quelque chose lui-même » (Beckett, op. cit., p. 14). Mais cela ne veut pas dire que le signifié soit absent. Joyce s’applique plutôt de créer un signifiant qui est le signifié : « Si le sens est danser, les mots dansent » (When the sens is dancing, the words dance, op. cit., p. 14.). Selon Philippe Sollers, cité par Lacan , Joyce aurait « écrit d’une façon telle que la langue anglaise n’existe plus ». Lacan rajoute à cela : « Elle avait déjà, je dirai, peu de consistance ». Ce n’est pas exactement le point de vue de Beckett. Lui, il affirme plutôt qu’ « aucune langue n’est aussi sophistiquée que l’anglais. Il a été abstrait {rendu abstrait} à mort ». Joyce se trouve dans une tradition poétique qu’il partage avec Shakespeare et Dickens. Au lieu d’utiliser le nom doubt (« doute ») pour exprimer un état d’extrême incertitude, il le remplace par in twosome twiminds . « Cette écriture que vous trouvez si obscure est une extraction quintessenciée de langage, de peinture et de geste avec toute la clarté inévitable de l’ancienne inarticulation. La sauvage économie des hiéroglyphes est ici. Les mots ne sont pas les contorsions polies de l’encre de l’imprimeur au vingtième siècle. Ils sont vivants » (op. cit., 16, 17). Appliquant De Vulgari Eloquentia de Dante à Joyce, Beckett arrive à une étonnante explication du caractère polyglotte de son Wake. Il ne s’agit absolument pas pour Dante de faire l’apologie de quelque chauvinisme local ou de prêcher par exemple la supériorité du Toscan sur ses rivaux parmi les dialectes italiens. Tous les dialectes sont corrompus et c’est pourquoi il est impossible d’en choisir un pour une forme littéraire adéquate. Afin d’écrire « le vulgaire » il faut rassembler «les éléments les plus purs de chaque dialecte et construire une langue synthétique », et c’est ce que Dante avait fait. C’était un prédécesseur de Joyce. 8. Conclusion Quand nous répétons après Lacan l’équivalence de Joyce et du «sinthome » nous ne pouvons pas nous limiter au geste du clinicien et surtout pas à celui du psychopathologue pour lesquels un symptôme est après tout un objet d’étude et de thérapie. Or, le sinthome de Joyce n’est certainement pas un objet. C’est à la fois un artefact pensé et réalisé dans ses détails. Klaus Reichert a, dés 1961, expliqué pourquoi les épiphanies telles que Joyce les avait lui même définies dans Un portrait de l’artiste en jeune homme ne sont plus le « principe structural » de FW. L’épiphanie révèle l’essence de l’objet, sa quidditas.

« L’artiste perçoit cette suprême qualité au moment où son imagination conçoit l’image esthétique. (…) L’instant dans lequel cette qualité suprême du beau, ce clair rayonnement de l’image esthétique se trouve lumineusement appréhendé par l’esprit (…) arrêté sur l’intégralité de l’objet et fasciné par son harmonie – c’est la stase lumineuse et silencieuse du plaisir esthétique (… )». Ce « clair rayonnement » (clear radiance) de l’image ésthétique de l’objet fait de celui-ci un « point de croisement » dans l’œuvre. Voilà pourquoi Reichert appelle l’épiphanie un principe structural. Elle est ce point et les lignes (lumineuses) qui se croisent dans les objets dont parle l’œuvre. Les objets captés par les épiphanies sont ainsi aussi les points de croisement de l’œuvre . Dans FW , affirme Reichert, Joyce fait des mots eux-mêmes des épiphanies. (ibid., p. 185), ils deviennent les points de croisement de l’œuvre. Lacan connaissait l’importance de la figure de la croix dans les textes de Joyce, à partir d’une autre source, et la cyclicité de FW ne lui avait évidemment pas échappé de sorte qu’il se sentait encouragé par cette œuvre dans sa recherche sur le nœud borroméen, où on peut établir l’équivalence de la droite infinie et du cercle. Ainsi le symptôme écrit de Joyce apparaît comme un artefact hautement structuré. Mais en même temps il échappe à toute mesure. Personne ne saurait le résumer sous la forme d’un récit, d’une intrigue ou d’une idée. C’est donc aussi une formation qui ne se laisse pas enfermer dans un tout et même une formation « monstrueuse ».

D’ailleurs, les premiers exégètes, par exemple Marcel Brion ou Stuart Gilbert avaient parfaitement compris l’excès de ce livre. Stuart Gilbert cite Chesterton qui a dit ceci : « Les grands poètes sont obscurs pour deux raisons opposées ; d’une part parce qu’ils parlent de quelque chose de trop grand pour que quelqu’un le comprenne maintenant et d’autre part parce qu’ils parlent de quelque chose de trop petit pour que quelqu’un puisse le voir ». À partir de Joyce, Lacan doit complètement changer son concept du symptôme car il sait désormais qu’un symptôme risque d’être sublime. Si des psychanalystes s’adonnent aujourd’hui souvent à leur narcissisme, somme toute mesquin, c’est parce qu’ils n’ont pas encore saisi que le symptôme réel les dépasse.

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Revista de Psicoanálisis y Cultura
Número 15 - Julio 2002
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