Acheronta  - Revista de Psicoanálisis y Cultura
"Continuarration!"
Franz Kaltenbeck

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Atelier de « Savoirs et clinique – Paris », samedi 25 mai 2002

Le 6 avril, je vous ai cité un dialogue grotesque entre Stephen et le spectre de sa mère, extrait de l'épisode « Circé », le chapitre XV d'Ulysse.

(J'ai entre-temps visité à Dublin ce qui reste du quartier qui avait servi à Joyce comme modèle pour Nighttown, la ville de la nuit. L' Association for Psychoanalysis and Psychotherapy in Iireland (APPI)m'avait invité à faire dans le cadre de leur Clinical Programme deux conférences et je leur ai parlé de la fin de l'analyse et du devenir du psychanalyste (The End of Analysis and the Coming into Being of the Analyst - Dublin, 10 et 11 mai 2002). Lors d'un dîner, j'ai demandé à Mme Pauline O'Callaghan, une des responsable de cette association, de m'indiquer les endroits joyciens et beckettiens qu'on peut parcourir à Dublin. Elle m'a alors tracé une carte presque complète des deux rives de la Liffey avec l'endroit de la Nassau Street où Joyce rencontra Nora, Finn's Hotel, dans la même rue où il l'a aperçue pour la première fois, elle y travaillait comme femme de chambre, la maison nr ; 3 de Clare Street où Beckett a écrit une partie de Murphy etc. De l'autre côté de la Liffey, évidemment Eccles Street (Ithaca) où Joyce situa la maison de Bloom, le Joyce Center, l'élégant Gresham Hotel où descendent Gabriel et Gretta, le couple de la nouvelle The Dead., l'hôtel Ormond où jouent « Les Sirènes », l'Abbey Theatre, etc . Il ne manquait sur son plan que « la ville de la nuit ». Je lui demandai donc de bien vouloir l'inscrire. « C'est mal famé. N'y restez pas trop longtemps » ! Elle a fini de l'inscrire entre Talbot Street et un quartier nommé « Monto ». Je n'y ai trouvé rien de dangereux, des petites ruelles parfois un peu vides et sombres…Il fallait beaucoup de fantaisie pour imaginer Nighttown à cet endroit !)

Dans le dialogue entre Stephen et sa mère, le jeune homme brandit sa canne, substituée à cette épée magique qui, dans L'Anneau des Nibelungen porte le nom de « Nothung » et il prononce ce nom. Au chapitre II d'Ulysse, Joyce cite le télégramme bleu reçu à Paris par lequel son père le rappelle à Dublin : Nother dying come father. Joyce a conservé le N à la place du M. Cette coquille avait été corrigée dans les éditions d'Ulysse. Mais l'édition Gabler (dite The corrected text) restitue le N. La mère est donc néantisée dans l'œuvre de Joyce. Nothung - Nother-nothing. Le « rien » (nothing) vient de res (latin). C'est ce que disent tous les dictionnaires du petit au grand Robert, par exemple. ( ren non « nulle chose » … « chose » encore au XVIe , du latin rem, accusatif de res, chose). Pourtant, n'associons pas la mère à la Chose, comme c'est souvent fait dans une perspective kleinienne.

Ainsi Lacan enseigne dans L'Éthique de la psychanalyse , p. 127 : « L'articulation kleinienne consiste en ceci - avoir mis à la place centrale de das Ding, le corps mythique de la mère ». La première raison de cette identification, il la formule ainsi  : «… c'est par rapport à lui (par rapport à das Ding) que se manifeste la tendance agressive, transgressive, la plus primordiale, les agressions primitives et les agressions retournées ». (ibid.) D'autre part, le corps mythique de la mère est à la place de la Chose parce que les agressions de l'enfant le blessent et qu'il doit être réparé par l'opération de la sublimation. Chez Lacan, la Chose est cette place où un objet doit venir pour qu'il y ait sublimation. La sublimation « élève un objet à la dignité de la Chose ». (p. 133). Darian Leader a consacré Stealing the Mona Lisa, son plus récent livre, non encore traduit, à la sublimation et il part justement de ce que Lacan dit dans son Éthique sur Klein à propos de la sublimation.

Or le rapport de la mère et du nothing (déduit de Nother, Nothung) ne rélève pas de la sublimation (kleinienne ou lacanienne) ; Joyce ne met pas non plus le corps mythique de la mère à la place de la Chose. Il doit plutôt assumer une sorte de meurtre de la mère par le père. Il se déclare co-résponsable de la mort de sa mère. La mère devient Nother dans son écriture et le phallus partage le Noth avec ce signifiant étrange de Nother. Le phallus est mis en dérision, c'est une épée magique empruntée à une saga germanique et remplacée par la canne brandie par le fils qui s'exclame Nothung ! pour se défendre contre le spectre de sa mère. La mère est néantisée en tant qu'objet, cause du désir du père. La forclusion atteint d'abord cet objet et seulement par ricochet le sujet.

La deuxième question m'a été posée après mon intervention à notre séminaire au Collège International de Philosophie. J'y essayais de dire « Ce que Joyce était pour Lacan ». Dans « Le Sinthome », le séminaire de 1975-1976, Lacan parle bien-sûr de Joyce mais il n'y oublie pas non plus le psychanalyste. Ayant constaté l'échec de la passe dans son école, il pose à nouveau la question de savoir « qu'est qu'un psychanalyste ? ». Et, à la fin d'une séance de ce séminaire, en répondant à la question d'un auditeur, il fait du psychanalyste un symptôme. Remarque qui a la valeur d'une interprétation. Dans le contexte de l'époque, on peut l'entendre comme un avis péjoratif, une critique amère, mais dans le contexte de l'enseignement qu'il est en traîne de dispenser, à savoir que Joyce est le symptôme, le psychanalyste se trouve plutôt en bonne société. En tout cas en meilleure société que s'il se contentait de rester dans celle de ses confrères. Le psychanalyste serait, selon cette lecture, un symptôme parce qu'à la différence du non-analyste (analysé ou pas) il n'a pu être guéri. Il n'a pu être guéri de « sa » vérité - la vérité à laquelle il continue à soumettre le savoir.

J'ai essayé de saisir ce que Lacan a voulu dire dans le passage suivant de sa conférence donnée au 5ème Symposium international James Joyce, le 16 juin 1975 à la Sorbonne :

« Ce sont les hasards qui nous poussent à droite et à gauche, et dont nous faisons - car c'est nous qui le tressons comme tel - notre destin. Nous en faisons notre destin, parce que nous parlons. Nous croyons que nous disons ce que nous voulons, mais c'est ce qu'ont voulu les autres, plus particulièrement notre famille, qui nous parle. Entendez-là ce nous comme un complément direct. Nous sommes parlés, et à cause de ça, nous faisons, des hasards qui nous poussent, quelque chose de tramé - nous appelons ça notre destin. De sorte que ce n'est sûrement pas par hasard, quoiqu'il soit difficile d'en retrouver le fil, que j'ai rencontré James Joyce à Paris, alors qu'il y était, pour un bout de temps encore ».

Ce passage développe une chaîne causale : Nous tressons notre destin, nous en faisons « quelque chose de tramé », à partir des hasards qui nous poussent à droit et à gauche. Si nous transformons des hasards en destin, si nous en faisons quelque chose de tramé c'est parce que nous parlons. Si nous ne parlions pas, si nous n'avions pas pris la résolution de parler, eh bien nous ne nous fabriquerions pas de destin. Beckett disait à un interlocuteur allemand : « If it wasn't for the compulsion to speak, I would rather be silent *1».

Un autiste resterait ainsi dans un monde où ne règne que le hasard. Il aura choisi de ne pas parler. Nous, les autres névrosés ou psychotiques subissons une dépossession quand nous avons décidé de parler, une dépossession ou une aliénation : « Nous croyons que nous disons ce que nous voulons, mais c'est ce «  qu'ont voulu les autres, plus particulièrement notre famille, qui nous parle. Entendez-là ce nous comme un complément direct ».

Notre décision de parler fait donc de nous les serfs de la volonté des autres, de notre famille notamment. Est-ce que ça veut dire qu'eux, les autres, notre famille, disaient ce qu'ils voulaient ? C'est loin d'être sûr. Lacan semble plutôt penser qu'ils nous parlent parce qu'eux non plus ne savaient pas dire ce qu'ils voulaient. Ainsi leur volonté ne pouvait s'exprimer que par notre parole. Tordu, n'est-ce pas ! Pas étonnant que nous faisions des hasards qui nous poussent à droit et à gauche « quelque chose de tramé », un complot de famille.

Dans la psychose, un sujet peut souffrir d'une voix qui répète l'insulte subie par ce sujet dans son enfance de la part de son père. Cette insulte fonctionne alors pour lui somme une énigme qui reste sans signification. Dans notre présentation clinique à Lille nous avons vu récemment un homme qui entend toujours une voix lui disant : « Tu n'est qu'un albinos ! » Il est en effet albinos mais son père hurlait cette phrase quand il le battait. Le patient demande dès lors à tout le monde, infirmiers et médecins, avant tout, de lui expliquer ce qu'est un albinos. Et évidemment aucune réponse, aucune définition scientifique ne lui suffira jamais.

Dans la névrose, nous observons combien de décisions, de carrières, de rencontres sont guidées par la volonté des parents du sujet. Lacan affirme que ce n'est sûrement pas par hasard qu'il a rencontré James Joyce à Paris. Il ne révèle pas comment il avait « tramé » son destin afin de faire cette rencontre. Où est donc le hasard qui l'a poussé à rencontrer Joyce ? Cet hasard est assez marginal, il « fréquentai(t) chez Adrienne Monnier ». Vous croisez tel personnage parce que vous vous trouvez à un moment donné au même endroit que lui. C'est ça le hasard.

Il y a aussi un hasard qui concerne la langue. Prenons l'exemple souvent répété par Joyce et par Lacan : a letter, a litter (une lettre, un déchet). Ainsi dans ce passage de FW, 114, 16-20 :

« But by writing thithaways end to end and turning, turning and end to end hithaways writing and with lines of litters slittering up and louds of latters slettering down, the old semetomyplace and jupetbackagain from tham Let Rise till Hum Lit. Sleep, where in the waste is the wisdom ? » (Je souligne)

Philippe Lavergne traduit (op. cit., p. 123) :

« Mais en écrivant de bout en bout de bric et de broc, en tournant et tournant sans cesse autour du pot du début à la fin, dans un labyrinthe d'écriture composée de rangées de lettres dont les unes s'élèvent comme des cris et les autres se couchent dans l'effacement du silence, l'ancien Shemiterre et le jeune Japheter renaissent de lettre à lettre, ou ne pas lettre comme un parfum d'Hamlettre exhumé des limbes. Sommeil où donc est ta sagesse ? ».

Les dictionnaires que je possède n'enregistrent aucun lien (étymologique ou autre) entre ces deux mots anglais. À une différence près - celles entre les voyelles « e » et « i », les deux mots sont équivoques et ils s'écrivent de façon identique - hormis la différence entre « e » et « i ». L'équivoque se manifeste dans le mot « littérature » (anglais : literature). Lacan fait remarquer que si Joyce « n'avait pas ce type d'orthographe si spécial qui est celui de la langue anglaise, les trois quart des effets de Finnegans seraient perdus »*2. (« Joyce le symptôme I », op. cit., p. 26). Ce qu'il dit là me paraît très remarquable. Sans la particularité de l'othographe anglaise le langage polyglotte que Joyce a mis en place n'aurait pas son caractère hilarant. Vous trouverez dans la suite de ce texte un très bel exemple :

« Who ails tongue coddeau aspace of dumbillsilly ? » - « Où est ton cadeau, espèce d'imbécile ? ».

Autre exemple, plus restreint (FW, 205,14-15) : Une des blanchisseuses dit dans Anna Livia Plurabelle à l'autre :

« Never stop ! Continuarration ! You're not there yet. I amstel waiting. Garonne, garonne ! »

(« N'arrête jamais ! Continuarration ! Tu n'y es pas encore. J'attends encore. Avance ! Avance ! »).

Les deux blanchisseuses, lavant les linges sales d'Anna Livia Plurabelle(ALP) et de son mari Earwicker (HCE) dans la rivière Liffey, cassent du sucre sur le dos de ce couple. Et comme le linge sale est aussi l'objet métonymique de la sexualité, elles s'encouragent mutuellement à ne jamais s'arrêter, à poursuivre leur continuarration - joli jeu de mots que l'analyste pourrait parfois lancer à la tête de maint analysant qui veut s'arrêter au milieu du guet . C'est le narrateur lui même qui les arrête, à la page 216, fin du chapitre 8 et du livre I, en les métamorphosant en arbre et pierre. Sinon le discours, la malédiction du sexe continuerait ad infinitum. Joyce s'est imposé dans ce chapitre la contrainte d'utiliser un maximum de noms de rivières (marqués par un r dans les  Annotations… de Roland McHugh). D'où les jeux de mots « The seim anew (déchiffré comme :The same to you - « Seim étant une rivière). On trouve une variant de cette phrase à la fin du livre, dans le monologue d'Anna Livia Plurabelle (620) avant qu'elle ne se jette dans l'océan, mais là il n'y est plus question d'un nom de rivière mais du verbe allemand sehen - The sehm asnuh. - Ou encore I amstel waiting (I am still waiting) ainsi que « Garonne, Garonne ! » (Go on, go on ! ). D'ailleurs, la Garonne figure aussi dans un des grand derniers poèmes de Hölderlin. Il s'agit de Andenken, écrit en 1803. Le poète allemand s'y souvient de son séjour à Bordeaux. J'ai présenté une lecture de ce poème en 1995 dans la même ville.*3

« L'inouï, c'est que cette homophonie en l'occasion translingistique ne se supporte que d'une lettre conforme à l'orthographe de la langue anglaise », écrit Lacan. Il prélève son exemple de la phrase Who ails tongue coddeau aspace of dumbillsilly ? Vous pouvez lire cette phrase interrogative en français parce que le who [hu :] se prononce comme le français « où ».

Ensuite, Lacan donne l'exemple « phonétique » et il choisit d'écrire au lieu de« phone » le mot f.a.u.n.e. Voici son commentaire :

« Le faunesque de la chose repose entier sur la lettre, à savoir sur quelque chose de tressé par les accidents de l'histoire. Que quelqu'un en fasse un usage prodigieux, interroge en soi ce qu'il en est du langage ». (« Joyce le symptôme I », p. 26).

Voilà la raison pour laquelle j'ai parlé du rôle de la contingence dans l'écriture de Joyce. Ce rôle est d'ailleurs attesté par son biographe à propos d'un incident célèbre qui s'est passé à un moment où Joyce dictait un passage de FW au jeune Samuel Beckett. Il serait difficile de trouver un lien nécessaire entre la Garonne et l'injonction go on ! ou entre la rivière Amstel et I am still (waiting) ou entre le blasphème « Lord help you, Maria, full of grease, the load is with me ! » formé à partir de la Salutation angélique : « Hail Mary, full of grace, the Lord is with thee ». Philippe Lavergne traduit (op. cit., p. 230 : « Avec l'aide de Dieu, Maria, pleine de graisse, j'en ai gros sur le cœur ».

Les analysants un peu ballottés entre les pays et les langues ne se privent pas toujours de construire des chaînes signifiantes trans-linguistiques. Ainsi j'ai entendu quelqu'un passer d'un mot français à un mot arabe et ensuite à un mot allemand, les trois mots étant en partie homophones : « nourriture », « nour « (lumière), «  nur » (seulement)

Mais l'homphonie employée par Joyce n'est pas toujours trans-linguistique. Au chapitre 7 du livre I, Shem, the Penman (Shem, le plumitif), « dicta à tous ses petits frères et ses petites sœurs la prime énigme de l'univers : leur demandant, quand est-ce qu'un homme n'est pas un homme ? » (ibid., p. 185)**4. Cette énigme fait allusion, vous l'aurez compris, à l'énigme que le Sphinge demande près de Thèbes aux voyageurs qui veulent passer pour entrer dans la ville. (Quel être marche le matin sur quatre patte, à midi sur deux et le soir sur trois pattes ?) Œdipe a su y répondre: un homme. Après une série de réponses l'une plus loufoques que l'autre, Joyce écrit :

« Tous se trompaient, aussi Shem en personne, Doctator, prit la recompense, la solution correcte étant - vous abandonnez tous ? - lorsqu'il est - vous donnez toujours votre langue au rochat - en Terre Feinte ».*5 *6

Vous avez dans ce passage au moins deux équivoques :  doctator et sham. La première est une condensation de « dictateur » et « docteur ». Sham, comme substantif, est une fausse imitation, une imposture, une tromperie, une illusion. Et comme verbe, sham veut dire « simuler », « feindre ». La phrase suivante dit : « Sham was a sham and a low sham… », nous pouvons dire que Shem, le Shemptôme, a cessé d'être un homme - ce qui m'évoque la « Note italienne » (in Autres Écrits, p. 308) où Lacan attribue à l'analyste un désir de savoir dont la marque fait de lui « le rebut de (l')humanité ».

Les équivoques mono-linguistiques situées à l'intérieur de la langue anglaise ne manquent pas dans FW : bisexycle (115) de bicycle et bisexual ; mamafesta (104) de mamma et manifest ; bootifull (11) ; de beautiful et booty (butin) ; truetowife (11) de true to life ; toomourn (11)de tomorrow et de to mourn, chaosmos ,(118) ; Finn, again (628), etc.

Dans mon intervention « Ce que Joyce était pour Lacan », du 1er février au Collège International de Philosophie, j'ai donc affirmé que le lien entre les signifiants qui forment des équivoques était contingent. Cela me paraît évident pour ce que Lacan appelle l'homophonie trans-linguistique. (Exemple, FW, 202, où Joyce écrit le Nil ainsi : Nihil.). Il peut mettre le mot latin à la place du fleuve égyptien parce que seulement deux lettres (« h » et « i ») s'ajoutent dans ni(hi)l.

Vous constaterez très facilement qu'aucun de ces exemples n'est une équivoque 'parfaite'. Prenez l'adjectif bootifull. Il ne se prononce pas exactement comme beautiful. Joyce ne cherche pas l'identité phonétique, l'homophonie absolue qui fait que deux mots deviennent équivoques. Il joue de la différence, et de la 'differance', de l'impur. Joyce ne veut pas faire « d'l'un » dans la langue anglaise. On a pu penser qu'il avait voulu la détruire par une rébellion contre les Britts, comme les Irlandais nationalistes appellent encore aujourd'hui les Britanniques. D'autres ont sous-entendu que Joyce, écrivant ses puns polyglottes aurait voulu recréer un ersatz pour la langue interdite ou perdue, le Gaélique. Beckett rapproche plutôt la démarche de Joyce de celle de Dante. Les langues qu'il a utilisées sont toutes imparfaites comme l'étaient les dialectes parlés sur la péninsule italienne pour le projet de la Comédie Divine de Dante. Il fallait donc créer une nouvelle langue. Si Joyce a voulu faire d'l'Un, c'est avec toutes ces langues qu'il avait mises à contribution et qui n'étaient justement pas toutes les langues.

J'avais donc parlé de la contingence de l'équivoque dans l'écriture de Joyce. Aussi longtemps que cette écriture emploie l'homophonie dite trans-linguistique, comme dans bourgeoismesster (FW, 191) qui inclut Bürgermeister et Bygmester (du Bygmester Solness, « Constructeur Solness », la pièce de Henrik Ibsen), je ne vois pas pourquoi on devrait exclure la contingence dans les productions de tels mots. Il y a sans doute une racine commune à bourgeois et à Bürger et cette communauté entre la langue française et la langue allemande a peut-être conduit Joyce - de façon automatique - à forger son bourgeoismeister. Mais le contexte de ce mot prouve qu'il avait voulu désigner par ce mot, avant tout, le Bygmester. Or, mester et Meister sont pratiquement un seul et même mot, l'un norvégien, l'autre allemand. Mais je suis moins sûr que Byg ( norvégien) peut-être proche de Bau (allemand) ait une racine commune avec « bourgeois » et Bürger. Si Joyce n'avait pas lu la pièce d'Ibsen il n'aurait pas créé ce mot. La lecture du Constructeur Solness par Joyce n'est certainement pas un événement contingent de sa biographie. Mais, du point de vue des langues dont Joyce avait prélevé des mots afin de produire son bourgeoismeister, la signification qu'il donne à ce mot forgé est contingente.

Regardons maintenant les homophonies mono-linguistiques. Les équivoques qu'elles supportent ont évidemment une grande importance dans l'inconscient. L'interprétation analytique s'en sert. Peut-on encore parler de contingence quant à ces équivoques-là ?

Léna Hirzel m'a rappelé un passage de « L'Étourdit » (Autres Écrits, 490) où Lacan éclaire ce point.*7 La première phrase de ce passage n'est pas si difficile à comprendre. Prenez simplement les exemples d'équivoque basés par Lacan sur ce qu'il appelle (op. cit., p. 491) le premier des trois « points-nœuds », celui de l'homophonie : d'eux et deux, parêtre et paraître ainsi que s'emblant et semblant . Essayez de traduire ces exemples dans une autre langue tout en conservant leur caractère d'équivoque ! Vous m'en donnerez des nouvelles. Le réel réside dans l'impossible de telles traductions. L'intégrale des équivoques, c'est donc ce qui, selon Lacan, définit une langue. Ce n'est pas par sa grammaire qu'il définit une langue. À juste titre : les enfants, les étrangers et à l'occasion même les français de souche parlent parfois un français un peu déviant, faisant des fautes de syntaxe. Est-ce qu'on dirait de quelqu'un qui ne maîtrise pas tous les subjonctifs qu'il ne parle pas français ?

Je ne crois pas qu'on puisse affirmer que le réel attaché par Lacan à l'intégrale des équivoques puisse s'écrire à l'aide de la linguistique. « Deux » et « d'eux » sont des signifiants homophones. Et quand vous parlez de vos parents, quand vous parlez d'eux, vous parlez de deux personnes, de votre père et de votre mère. Pourtant, l'identité dans la relation entre deux et d'eux s'arrête là. Cette identité paraît encore plus ténue dans le cas de parêtre et paraître. Néanmoins, j'admets que l'être et le paraître (Sein und Schein) entretiennent une relation conceptuelle d'apparente opposition et ces deux mots forment aussi une locution. Si je mets en doute que le réel dont parle Lacan ait un support linguistique c'est parce que la linguistique rejette la possibilité d'une interdépendance entre la forme phonologique et la signification lexicale**8.

Le réel réside donc d'abord dans l'impossibilité de traduire les équivoques. Et cette impossibilité vaut aussi pour un grand nombre de calembours. Lacan l'a enseigné dans son livre III*9** :

« Un système du signifiant, une langue, a certaines particularités qui spécifient les syllabes, les emplois des mots, les locutions dans lesquelles ils se groupent, et cela conditionne, jusque dans sa trame la plus originelle, ce qui se passe dans l'inconscient. Si l'inconscient est tel que Freud nous l'a dépeint, un calembour peut être en lui même la cheville qui soutient un symptôme, calembour qui n'existe pas dans une langue voisine. Ce n'est pas dire que le symptôme est toujours fondé sur un calembour, mais il est toujours fondé sur l'existence du signifiant comme tel, sur un rapport complexe de totalité à totalité, ou plus exactement de système entier à système entier, d'univers du signifiant à univers du signifiant ».

Dans son livre Le jour où Lacan m'a adopté, Gérard Haddad raconte comment un jour, alors que son analyse était déjà considérablement avancée, il venait très déprimé à sa séance pour dire à son analyste : « Je me sens foutu ». Et Lacan de lui répondre : « Vous ne vous sentez pas foutu, vous l'êtes » ! J'ai apporté cet exemple à Dublin parce que j'y ai parlé de ces théories qui comparent la fin de l'analyse avec le début de la vie - « le nouveau commencement » de Balint, la venue au monde chez Lacan. Ce n'est pas facile à traduire. Les Dublinois qui m'ont écouté m'ont simplement proposé de traduire « Vous êtes foutu ! » par « You are fucked ! » Mais ce n'est pas une traduction très satisfaisante.

Tous les calembours, toutes les locutions ne sont pas si faciles à traduire. Un patient allemand me parlait souvent de sa difficulté à se différencier de sa sœur jumelle. Leur mère - une très bonne mère allemande - croyait pouvoir résoudre ce problème en tricotant pour lui des chaussettes bleues et pour sa sœur des chaussettes rouges. Le patient associa à ce procédé son problème avec l'alcool. En effet, la locution allemande pour 'être saoul' est 'être bleu' (blau sein), une locution impossible à rendre en français si l'on veut garder la couleur. Ce petit exemple montre comment la difficulté de ce garçon à trouver son identité sexuelle a contribué à son problème d'alcoolisme. Et on voit également que ce symptôme se soutient effectivement de cette locution intraduisible 'être bleu', un marquage de la différence par laquelle sa mère l'a départagé de sa sœur. L'équivoque de la couleur 'bleu' a fait qu'il abuse parfois de la bouteille.

Revenons au réel que Lacan suppose à l'intégrale des équivoques. Lacan spécifie ce réel comme une « veine » : « C'est la veine dont le réel, le seul pour le discours analytique à motiver son issue, le réel qu'il n'y a pas de rapport sexuel, y a fait dépôt au cours des âges ».

Le savoir sur ce réel, soit qu'il n'y a pas de rapport sexuel, doit s'articuler à l'issue de l'analyse. Mais ce non-rapport se dépose sous la forme d' équivoques dans la langue.

La trace de ce dépôt d'un réel lié aux équivoques consiste en ceci. Il introduit à l'un. Nous avons ici un autre un que l'un imaginaire du corps*10. Cet un dont le corps « prend origine » viendrait donc de l'équivoque qui fait un à partir de deux signifiants. L'équivoque a donc un rôle très important dans la théorie de Lacan. Après avoir introduit le concept du langage**11, Lacan déclare qu'il n'y a pas de communication pour lui, qu'il y a tout juste un semblant de communication. Mais ce semblant n'est pas si facile à produire car il ne se supporte que des formations de l'inconscient : rêve, lapsus ou joke*12**13. La communication univoque est réservée aux animaux.

Dans « Joyce le symptôme I » et « Joyce le Symptôme II » (devenu dans Autres Écrits , « Joyce le Symptôme » - tout court, le premier texte ne figurant pas dans ce recueil), Lacan livre les deux versants du symptôme. Dans sa communication au Joyce-Symposium de 1975 (« Joyce le Symptôme I »), il met en relief la détermination du symptôme par « lalangue ». Et il explique pourquoi il affuble Joyce de ce nom « Joyce le symptôme » : Joyce a élevé le symptôme à la puissance du langage. C'est ce qui se vérifie quand on essaie de lire Finnegans Wake. Les vrais aficionados de ce livre, amateurs ou spécialistes, cherchent l'ordre dans son chaos. Et c'est ordre de langage.

Le deuxième versant du symptôme est celui du corps. Là encore, Joyce fait exception car il n'en a pas, c'est pourquoi il s'en crée un par la voie du symptôme. « Laissons le symptôme à ce qu'il est : un événement de corps, … » (Autres Écrits, 569).

Notes

1* Gottfried Büttner, Samuel Becketts Roman 'Watt'. Eine Untersuchung des gnoseologischen Grundzuges, Heidelberg 1981, Carl Winter Universitätsverlag, p. 39.

2* Le texte ne donne pas le titre intégral (Finnegans Wake). Est-ce que Lacan a voulu insister sur les équivoques lisibles à partir de Finnegans  (…egan - again ;Finnegans (pluriel) et Finnegan's genetif, singulier) ?

3* Peut-on complètement exclure que Joyce se réfère à ce poème quand on lit ces vers de la première strophe : « Geh aber nun und grüsse / Die schöne Garonne,… » ?

4** L'énigme du Sphinx est bien sûr celle-ci : « Quel est l'être doué de la voix qui a quatre pieds le matin, deux à midi et trois le soir ? L'énigme posée par Joyce de façon humoristique, c'est une question plutôt sérieuse. Giorgio Agamben élabore dans son livre L'ouvert. De l'homme et de l'animal, Paris, 2002, Bibliothèque Rivages, la question de savoir « comment l'homme a été séparé du non-homme et l'animal de l'humain ».

5**Le texte original étant beaucoup plus drôle, je le cite aussi : « All were wrong, so Shem himself, the doctator,took the cake, the correct solution being - all give it up ? - ; when he is a - yours till the rending of the rocks,- Sham. ».

7* « Une langue entre autres n'est rien de plus que l'intégrale des équivoques que son histoire y a laissées persister. C'est la veine dont le réel, le seul pour le discours analytique à motiver son issue, le réel qu'il n'y a pas de rapport sexuel, y a fait dépôt au cours des âges. Ceci dans l'espèce que ce réel introduit à l'un, soit à l'uni du corps qui en prend origine, et de ce fait y fait organes écartelés d'une disjonction par où sans doute d'autres réels viennent à sa portée, mais pas sans que la voie quadruple de ces accès ne s'infinitise à ce qu s'en produise le « nombre réel ».

8** Cf. Jean-Claude Milner, Introduction à une science du langage, Paris, 1989, Des Travaux/Seuil, p. 339 : « Reste une certitude : en aucun cas, la signification lexicale n'est entièrement déterminée par la forme phonologique ; en aucun cas la forme phonologique n'est entièrement déterminée par la signification lexicale ».

9*** Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre III. Les Psychoses, Paris, 1981, Seuil, p. 135-136.

10* Je n'entrerai pas ici dans un commentaire de la phrase où Lacan parle de l'introduction de cet un mais je la rappelle :  « Ceci dans l'espèce que ce réel introduit à l'un, soit à l'uni du corps qui en prend origine, et de ce fait y fait organes écartelés d'une disjonction par où sans doute d'autres réels viennent à sa portée, mais pas sans que la voie quadruple de ces accès ne s'infinitise à ce que s'en produise le « nombre réel ». »

11** « Le langage donc, en tant que cette espèce y a sa place, n'y fait effet de rien d'autre que de la structure dont se motive cette incidence du réel ».

12*** « Tout ce qui en parest d'un semblant de communication est toujours rêve, lapsus ou joke ». (« L'Étourdit », op. cit., p. 490).

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Revista de Psicoanálisis y Cultura
Número 15 - Julio 2002
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