Acheronta  - Revista de Psicoanálisis y Cultura
Le Sexe du maître
L'érotisme d'après Lacan
(Introduction)
Jean Allouch

Imprimir página

Versión en Español

Ce texte est l'introduction du livre
"
Le Sexe du maître (L'érotisme d'après Lacan)"

 

Même absent,
Dieu est de trop.

J. Morrow1

Autant commencer par Dieu

Selon D. Dhombres, « est désormais absolu» le succès du moine Denis le Petit qui, le premier, en l’an de grâce 525, compta les années à partir de la naissance du Christ. Mais de quoi s’agit-il, au moins en Occident, avec cette référence – opaque quoique patente – à la naissance de Jésus, festoyée il y a peu et maintenue contre une séparation, prétendue accomplie, de l’Église et de l’État ?

Cette question touche à la psychanalyse ; il suffisait, pour s’en assurer, de lire un article du Monde, signé M. Tort3, paru peu avant la bascule dans le nouveau millénaire. Tort y indiquait que, faute d’avoir bien su régler son rapport au christianisme, la psychanalyse (requinquée par un « ordre symbolique » dit lacanien) s’est mise largement au service du christianisme, ou plus encore, s’ est elle-même insidieusement, ainsibondieusement, christianisée.

Consultons donc qui de droit, en l’occurrence le cardinal J. Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, autrement dit l’une des plus hautes autorités théologiques de l’Église catholique. Que répond-il à la question qu’on lui posait : « 2000 ans après quoi ?» ? En théologien, pas seulement en pasteur, il convoque le seul départ possible pour sa réponse, à savoir la victoire du christianisme sur le paganisme romain. Nietzsche s’élevait contre cette victoire de la façon la plus précise, puisqu’il faisait valoir que ce Dieu monothéiste qui l’avait emporté était une figure imaginaire5. À quoi donc a tenu cette victoire ? Réponse du cardinal : au fait que le christianisme était une connaissance rationnelle. C’est ce que voulait dire l’expression religio vera (qu’on a pris pour une opinion de Lacan alors qu’il s’agissait d’une citation tout ce qu’il y a d’usuel). Plus explicitement :

La force qui transforma le christianisme en une religion mondiale consista dans la synthèse entre raison, foi et vie.

Or, constate honnêtement le cardinal théologien, désormais, cette synthèse ne tient plus, la raison n’est plus reconnue présente dans la doctrine de la foi puisqu’au contraire, selon la parabole bouddhique du roi indien, des aveugles et de l’éléphant, cette raison dans sa version moderne indique qu’il ne peut y avoir, sur Dieu, que des opinions.

Un roi, dans le nord de l’Inde, aurait un jour réuni en un lieu tous les habitants aveugles de la ville. Puis il fit passer devant les assistants un éléphant. Il laissa les uns toucher la tête en disant « C’est ça un éléphant ». D’autres purent toucher l’oreille ou la défense, la trompe, la patte, le derrière, les poils de la queue. Le roi demanda à chacun : « Comment c’est, un éléphant ? ». Et, selon la partie qu’ils avaient touchée, ils répondaient : « C’est comme une corbeille tresséec’est comme un potc’est comme la barre d’une charruec’est comme un entrepôtc’est comme un pilastre ». Là-dessus, ils se mirent à se disputer et, criant « L’éléphant, c’est comme ci, c’est comme ça », ils se jetèrent les uns sur les autres et se frappèrent avec les poings, au divertissement du roi.

Dont acte : il n’y a plus désormais, en Occident, de « religion vraie ».

Cependant, poursuit le cardinal, le christianisme ne peut renoncer à la raison, c’est-à-dire à l’identité entre primat du logos et primat d’ér os en tant que cette identité est celle d’un réel :

[…] l’amour et la raison coïncident en tant que piliers fondamentaux proprement dits du réel : la raison véritable est l’amour et l’amour est la raison véritable.

Sur le registre ainsi défini et maintenant forclos, une éthique était évidemment possible, et ce sera un des arguments du christianisme contre ce qui est, selon lui, sa rivale actuelle, à savoir la théorie de la sélection naturelle, que d’affirmer que celle-ci ne peut proposer que ce que notre cardinal appelle une « éthique cruelle » (la sienne ne le serait en rien ?). Le désarroi qui l’habite aujourd’hui, son incapacité avouée à fournir une réponse à la disjonction actuelle de la raison, de l’amour et de la foi, ne le conduisent pourtant pas au renoncement :

De fait, une explication du réel qui ne peut fonder également de façon sensée et compréhensive un ethos, doit rester nécessairement insuffisante.

Nous lui donnons ici raison. Pourquoi ? Parce que la psychanalyse n’existe que dans la mesure exacte où elle ne cède pas un millimètre de terrain au besoin, par ailleurs possiblement légitime, de combler cette insuffisance, d’y remédier. Pour l’avoir seulement rappelé6 (car telle était la position de Freud) je dus subir les foudres d’une meute de bien-pensants.

Car l’on assiste aujourd’hui à la tentative de mise en place d’une psychanalyse qui agite sous le nez de chacun la carotte perdue du cardinal Ratzinger. Muée en conseiller du Prince et du législateur, la psychanalyse aurait, suggère-t-on, la solution au « malaise dans la civilisation » (cet usage vague et sans guillemets d’un titre de Freud, quel que soit l’objet en discussion, ne court guère le risque de tomber à côté) ; elle offrirait à cette civilisation à la fois un rapport rationnel au réel, l’amour (qui ici, l’on peut s’en douter, prime sur le sexe) et une éthique. La question n’est pas que ça soit grotesque venant de la psychanalyse (du champ freudien, qui n’est qu’un champ et en aucune façon, si ça existe, le champ, celui, mondain, de « tout ce qui est le cas »), la question est que d’aucuns, qui pratiquent l’analyse, certains en référence à Lacan, se précipitent dans, ou font semblant d’adhérer à cette illusion. Au moins le cardinal, lui, déclarait-il publiquement ne plus avoir la solution.

Célébrer le deux-millénaire de la naissance du Christ était donc rendre gloire, quelques heures durant, au mariage heureux (quoique à trois) de l’amour, de la raison et du réel, à ce mariage dont le divorce, consommé, enlève son soubassement à la fois rationnel et érotique à l’éthique. La fête faisait, un instant, comme si nous n’étions pas les enfants de cette rupture d’un lien dont nous gardons, entre autres choses, au titre de fétiche de deuil, le calendrier.

Fracture dans l’érotique moderne

Or, ces noces, dans le réel, d’éros et du logos (mais peut-être, d’un certain éros et d’un certain logos), ne cessent de se refuser à leur propre rupture, nous venons d’en cueillir un témoignage. Mais surtout, ce refus se laisse repérer dans ce qui importe au premier chef dans l’analyse, c’est-à-dire dans l’analyse du « transfert sexuel» (Sexualübertragung), à savoir dans l’érotisme.

On a dit Lacan catholique. C’est bien plutôt que Lacan ne négligeait pas ce que l’érotique occidentale comporte de catholicisme8. Rompre ce lien mal rompu, subvertir l’érotique catholique, subvertir en général, d’ailleurs, n’est pas aller complètement ailleurs mais se tenir dans une proximité telle que les nœuds qui caractérisent ce que l’on subvertit puissent être repris autrement. La subversion (la « résistance » disait plus justement Foucault), hormis le cas révolutionnaire qui reste l’exception, est une proximité critique, un marquage au sens footballistique de ce terme ; elle ne sera effective qu’autant que le sera cette proximité.

Mais plutôt qu’à Lacan directement, référons-nous, s’agissant des modifications récentes dans l’érotique, à un événement récent et remarquable : la mise en cause contemporaine du concept d’homosexualité. Cette récusation de l’homosexualité eut lieu en deux temps, d’une manière redoublée (on songe à un célèbre suicide). Elle fut rejetée tout d’abord en tant qu’entité de la clinique psychiatrique, ce qui devait, à terme, faire vaciller l’appareil nosographique qui allait avec, à savoir le paradigme névrose, psychose, perversion dont la présentation récente par Georges Lanteri-Laura constitue en quelque sorte la pierre tombale9. Elle fut ensuite contestée en tant que trait unaire susceptible de rassembler un certain nombre d’individus, la queer theory refusant toute définition de groupe par quelque biais identitaire que ce soit. Or cette double récusation apparaît, tout au moins voudrais-je tenter de le montrer, un des signes, une des incidences de l’existence d’une ligne de fracture dans l’érotique contemporaine . On peut l’envisager à la fois comme l’index et comme un résultat tangible d’une différenciation en cours entre deux modalités de l’érotisme. Elles se différencient, dis-je au présent, autrement dit : à la fois elles ne cessent de se différencier (mais aussi, du coup, de ne pas se différencier) et elles l’ont déjà fait. Quelles sont ces deux modalités ?

Il y a, d’une part, la survivance de l’ancienne modalité érotique focalisée sur Dieu le Père tout puissant, ce qui veut dire, selon l’interprétation de Lacan, « tout en puissance », un Dieu à qui, donc, l’on épargne l’acte, avec ce que l’acte comporte de nécessaire déchéance. « Survivance », car son essence est de lier l’érotisme à la reproduction et à le localiser dans la famille, son idéal étant, comme on le sait, la sexualité de l’éléphant (le même que celui évoqué par Monseigneur Ratzinger ?). Maintenant que le clonage humain est devenu possible10, que la reproduction n’a plus besoin de l’acte sexuel, il est encore plus clair que n’est plus tenable, rationnellement, la réduction de la sexualité à la reproduction.

L’érotique catholique ne fit plus que se survivre à elle-même dès la fin du XIXe siècle, dès ce moment où se constituait une sexologie, où Freud inventait la psychanalyse et les psychiatres la perversion. Eve Kosofsky Sedgwick considère elle aussi, avec beaucoup d’autres, ce moment-là, comme un tournant :

Ce qui était neuf, au tournant du siècle, c'était la répartition systématique selon laquelle toute personne devait être non seulement classée dans un genre masculin ou féminin, mais devait également être nécessairement reconnue comme homo- ou hétéro-sexuelle, une identité binarisée porteuse de multiples implications, et qui prêtait néanmoins à confusion, même au regard d'aspects les moins ostensiblement sexuels de la vie personnelle11.

L’invention freudienne va donc subir les effets de certains de ces biais qui furent alors mis en place pour calmer la débandade, à commencer par l’invention pour les besoins de la cause divine ? de l’opposition homo/hétéro-sexuel. Prise dans cette situation d’une érotique en voie de disparition et qui résiste comme un beau diable, la position de Freud restera ambiguë, équivoque, balancée. Eu égard à cette donne, l’on peut donner raison à Lacan d’avoir identifié la psychanalyse comme un « symptôme social ». Freud accueille certes la disjonction de la sexualité d’avec la reproduction et même l’entérine. Il en repère les effets dans les symptômes, et construit, à partir de là, une sexualité débordant la génitalité de l’adulte. Même si ce frayage fut moins original qu’on a pu le croire chez les psychanalystes, il a fait hurler et rendu injurieux plus d’un traditionaliste (cf. la psychanalyse comme « pan-cochonisme12. ») Pourtant, très tôt aussi, Freud devait tenter de verser ces symptômes au compte de ce Dieu qui s’accrochait à ses prérogatives. Il les classe en névrotiques (voici le père œdipien) et psychotiques (voici le Dieu de Schreber, père, par Schreber d’une humanité nouvelle).

Le décalage de Freud au regard de l’érotique en voie d’extinction, et le pas de côté qu’il fit par rapport à la nouvelle demande sociale, aujourd’hui explicitement formulée, d’une norme pour le sexe, le conduisirent à inventer la notion de libido mais aussi quelque chose qui n’est pas moins essentiel : le Trieb, la pulsion. Il la conceptualise d’une manière certes difficultueuse (Jean Laplanche en témoigne, cet auteur se heurtant, chez Freud, à un hermétisme insoupçonné) et même à l’occasion intempestive (par exemple l’indépendance de la pulsion au regard de l’objet) ; il n’empêche, ce Trieb offre l’immense avantage de dissocier le sexuel de l’instinctuel, trait dont le repérage clair et distinct est dû à Lacan. En prenant la place d’Instinct, le mot Trieb indique que la sexualité de l’être parlant n’est pas la mise en œuvre automatique d’un savoir déjà là, qu’elle ne saurait être réduite à la réalisation d’un programme ; il comporte déjà l’idée, chère à Foucault, d’une sexualité comme jeu : la pulsion selon Freud, avec son objet, son but, sa source et sa poussée est un montage.

Restait une autre catégorie nosographique, le dit « pervers », qui n’est justement pas tourné vers le père. Cet amalgame de choses disparates qu’on a appelé « perversion » (sadisme, masochisme, voyeurisme, exhibitionnisme, homosexualité, pédophilie, travestisme, fétichisme, ce dernier étant pris, non moins intempestivement que la constitution elle-même de cet amalgame, comme cas exemplaire) fut en effet une version de pères, ceux que mentionne Vernon Rosario13 lorsqu’il met à nu la façon dont on a fabriqué, entre littérature et psychiatrie, la catégorie du « pervers » et fait croire qu’à cette fiction répondait une réalité. Freud est ici déplorablement exemplaire, dans sa façon de se prendre pour un père à partir d’un certain moment et jusqu’à ce terme de son parcours où il confie son « mouvement » à une de ses filles, lesbienne pour le (pour vous) servir. Mais demandons-nous : une version de père, mais une version de quoi ? D’un érotisme qui commençait notoirement d’échapper à la sexualité sous égide paternelle, dont la référence était autre. Ainsi Freud ne sut-il trop qu’ en faire, sinon situer cet érotisme « pervers » par rapport à ce qui était censé n’être pas entre les jambes de la mère (ce que Lacan corrigera : « il ne manque rien au vase féminin »).

Ce grain de sable de la « perversion » dans les rouages d’une sexualité et d’une clinique empaternisées nous dirige vers l’autre pan de l’érotisme moderne. Qu’est-ce donc qui couvait sous cette dénomination d’« homosexuel » ? Une question qui, par certains de ses aspects, peut apparaître ancienne, voire antique, mais aussi une question nouvelle, ne serait-ce que pour la raison qu’elle se posait à nouveau, et dans un contexte fort différent de celui où elle avait émergé. Ce contexte inédit était donc celui du démantèlement de l’érotique reproductrice et de la mise en place d’une société non plus de maîtres mais, comme devait le noter plusieurs fois Lacan, d’« employés14 ». Et sans doute grâce à cette double faillite commençante du père et du maître, la question pouvait-elle être revisitée à nouveaux frais du rapport de la maîtrise à la sexualité. Pourquoi a-t-il fallu qualifier de « pervers » ceux qui, le plus manifestement, étaient porteurs de cette question ? Pourquoi fallait-il ainsi en faire des exclus, y compris des exclus des bénéfices dans l’ordre de la jouissance que peut apporter à quelqu’un une psychanalyse (cf. : « Les pervers sont inanalysables ») ?

La raison d’un tel ostracisme est, évidemment, à trouver d’abord chez ceux qui l’exercent. Il ne fallait à aucun prix que soit dévoilé un fait simple à formuler, à savoir que, dans le modèle reproductif de la sexualité, Dieu restait le maître, un maître non mis en cause, un maître dont la maîtrise n’était pas ébranlée, mais surtout un maître affublé du masque du père. Le dieu des chrétiens, derrière ses burlesques gesticulations d’amour paternel, avec son sadomasochisme familial dans lequel il prétend intéresser l’humanité entière, passée, présente et à venir, restait un dieu qui commande (Michel Foucault nous a donné des pages inoubliables sur le lieu du pouvoir en tant qu’occupé par un bouffon). Ce maître devait demeurer caché, à l’arrière-plan, masqué par la figure du père – faute de quoi, c’était l’ensemble de la légende du fils rédempteur qui n’aurait plus pu tenir. Quant aux juifs, qu’ils aient inventé cette pratique érotique que les chrétiens devaient appeler amplexus reservatus donne un bon aperçu sur le conflit engendré chez eux par le commandement divin de localiser leur sexualité à la seule reproduction. Au point qu’aujourd’hui, américaines, leurs filles, dit-on, sont des JAP, des Jewish American Princess, asexuées comme il se doit pour toute princesse qui se respecte.

Faut-il le rappeler ?, la critique nietzschéenne du christianisme (tiens !, c’était à l’orée de l’époque pivot que nous avons évoquée) était essentiellement consacrée à faire valoir le maître derrière Dieu le père, à lier le christianisme à son origine véritable en le situant comme une religion d’esclaves.

La doctrine freudienne ne sut pas précisément ni donc véritablement prendre acte de cette mise en cause du maître. Dès qu’elle l’entrevoyait, elle refermait aussitôt la porte en rabattant la question du maître sur celle du père. Exemple de ce glissement : Schreber offre à Dieu sa transformation en femme, c’est, du moins ce qu’il nous dit. Et on le croit sur parole ; inexplicablement, les spécialistes de l’interprétation s’abstiennent ici d’interpréter, moyennant quoi ils ne voient pas que le problème de Schreber n’est qu’au premier plan celui de sa « féminisation », que, derrière ce topos, il y a la question du bardache (tandis que la femme ne cache plus le bardache, dans le cas de l’instituteur Wagner15 où le bardache est l’animal). Ignorait-on, autour de Freud, que la voie pédérastique avait, dès Platon, été reconnue, susceptible d’engendrer une humanité nouvelle ? Que cette voie était, en Occident, parfaitement balisée ? L’ignorait-on au point de ne pouvoir concevoir, pour un tel engendrement, que le biais hétérosexuel ? On le savait, en tout cas, à Venise, en 1651, comme en témoigne ce bijou de littérature érotique qu’est l’Alcibiade enfant à l’école16, publié pour la première fois cette année-là, puis encore en 1861 par un certain (ça ne s’invente pas !) Jules Gay. Une telle méconnaissance pourrait bien avoir le statut d’une forclusion du symbolique, ce qu’indique sa réapparition dans le réel des transferts à Freud et, par extension, au psychanalyste pris comme un maître. Ainsi aurait-on écarté le concept d’un transfert psychotique pour la raison que, dès lors qu’il est pris dans les filets du discours du maître, le transfert est une psychose.

Autre exemple : l’hystérique, ironiquement, se moque du maître, en fait « un con » (Lacan), ce que Charcot (celui de l’hystérie) avait d’ailleurs parfaitement incarné ; et la psychanalyse, mise en présence de cela, ne trouve rien de mieux que de « découvrir » qu’elle est séduite par le père ou qu’elle a un fantasme de séduction par le père (ce père qu’on épargne donc, après l’avoir introduit intempestivement). L’on devrait pouvoir parler d’un détournement de question comme on parle d’un détournement de mineur.

Avec quel enjeu ? Le masquage du maître par le père offre ce grand avantage de maintenir non questionnée la prétendue maîtrise de Dieu sur le sexe, de laisser Dieu à l’abri du sexe. L’on peut alors faire semblant que rien du sexe n’échappe à Sa maîtrise (ce qui lui échappe relevant de Satan, donc d’un de ses anges, ou, version plus moderne, de la maladie mentale).

C’est précisément ce que signifiaient ceux qui ne lâchaient pas la question du sexe du maître : qu’il était exclu de ne pas mettre cette sexualité du Seigneur Dieu dans le coup et Lacan, dans son séminaire L’angoisse, ne dit pas autre chose. Ils attestaient que ce Dieu Maître tout puissant qui paraissait régenter le sexe tout en n’y trempant pas s’y trouvait bel et bien mouillé. Impardonnable.

Marcel Jouhandeau (mais on pourrait aussi bien convoquer Proust, Genet17 et bien d’autres), en 1936, écrivait on ne peut plus explicitement ce que sa découverte de la sexualité à l’âge de huit ans comportait de contestation du christianisme. Elle eut lieu par la grâce d’un garçon boucher travaillant chez son père, un adolescent d’une grande délicatesse morale, sexuelle et de langage, qui lui révéla, selon ses propres mots à lui, le garçon boucher, ce qu’était (superbe définition du phallus) « la racine du genre humain », en un moment que Jouhandeau qualifie fort à propos de « bucolique » (on songe aux écrits et propos de Marguerite Anzieu18). Toutefois, ce moment passé, une secousse s’ensuivit, que Jouhandeau décrivait ainsi :

Il me reste cependant de cette aventure une sorte d’ébranlement nerveux : peut-être à cause de quelque chose que je n’arrivais pas à admettre comme conforme à ce que j’avais pensé jusque-là du Créateur et de l’Homme19.

Voici la conclusion de ce chapitre où Jouhandeau nous livre ce récit, et que je cite non pour ce qu’il dit de l’amour d’un homme pour une femme (il y a là bien des choses contestables et, pour tout dire, fort peu « perverses ») mais pour sa chute :

Un homme qui aime une femme, même s’il l’aime trop, l’aime sans danger absolu, parce qu’il obéit à une loi de sa nature et parce qu’il n’aime en elle que ce qui lui manque à lui, mais un homme qui aime un homme n’aime que l’Homme et il est perdu, parce que c’est sa propre nature qu’il préfère à la Nature entière et que, méprisant le reste de la nature à l’avantage de la sienne, non seulement il se préfère à l’œuvre de Dieu, telle que Dieu l’a faite : il se préfère à Dieu, il préfère sa nature proprement humaine à la nature divine20.

En acte, dans son effectivité même, la sexualité de Jouhandeau récuse le commandement divin de ne pas adorer d’autre Dieu que Dieu. Dieu n’est pas le maître. De même, toute l’analyse de Didier Eribon sur l’ injure21, vue depuis Lacan, a-t-elle cette valeur d’une récusation du dominant, du dominus, du maître. Les analyses inscrites comme gay and lesbian studies (pour le moins : celles que j’ai pu lire à ce jour) problématisent sur divers registres le sexe très spécifiquement en tant que sexe du maître.

Jusqu’à présent, ces analyses n’ont su ni pu prendre acte du fait que le mathème lacanien du « signifiant maître » va dans leur sens – puisqu’il déconstruit la figure du maître en réduisant le maître à un signifiant. Ceci est sans doute lié au fait que ces analyses se règlent sur le signe linguistique pris globalement (comme Saussure le faisait dans son Cours), qu’elles ne distinguent pas le signifiant du signifié, le symbolique de l’imaginaire. Sauf exception, elles n’ont donc pas perçu le service que pourrait leur rendre le mathème S1 * S2 qui décrit le fonctionnement du signifiant-maître (écrit S1), non par rapport à des figures, fussent-elles dominantes, mais strictement p ar rapport à l’autre signifiant (S2, le savoir). Il est vrai que les lacaniens sèment le trouble quand, à rebours de l’enseignement de Lacan, ils usent eux-mêmes du signifiant en faisant comme s’ils en étaient les maîtres au lieu de laisser jouer librement la destitution du signifiant maître qui se perd, en tant que commandement et comme l’écrit ce mathème, dans l’autre signifiant.

Lors d’une récente journée d’étude, à Paris, autour des travaux de L. Bersani, on a pu entendre une jeune femme venir déclarer à la tribune qu’il est bon et doux d’obéir, que se soumettre absolument à la volonté d’une reine, d’une maîtresse, apporte un bonheur d’une intensité et d’une facture inimaginable, sans pareille. Ne nous y trompons pas, cette soumission hyperbolique n’a rien à voir avec le « Père, que ta volonté soit faite et non la mienne » (où Jésus ne perd pas tout puisqu’il garde son statut de fils, voire réalise, sur la croix, à ce qu’on prétend, ce qu’est « être fils ») car ce qui est ici opérant est précisément le fait que cette maîtresse n’a rien du père divin interdit de représentation, qu’elle est un top (avec ce que cette figure comporte d’une facticité représentationnelle inattribuable au Dieu monothéiste) auprès duquel sa partenaire se fait bottom (avec ce que cette paire comporte de jeu, d’attirail, de facticité, une dimension absente de la lourde référence chrétienne à la vérité). Tout un pan du lesbianisme contemporain consiste à incarner le grand Autre (non barré) par une femme, un « top modèle »22, en espérant ainsi construire un maître qui ne vacille pas quant au sexe mais qui, à la différence de Dieu, ne se refuse pas à être dans le coup. La question ainsi posée aux hommes est celle que j’appellerai du « l’est-ce bien eux ? », eux, les maîtres, et la réponse, en acte, en acte sexuel, a la valeur d’un dire que non : jouir de cette maîtrise en fournirait la preuve.

D’un côté, donc, une survivance de l’accrochage du sexuel au père ; de l’autre une question sur le maître en tant qu’il vacille à l’endroit du sexe. D’un côté une religion monothéiste devenue inopérante ; de l’autre une philosophie (puisque le lit de l’ontologie est la maîtrise) ayant annoncé elle-même et sans qu’on le lui demande la « fin de la métaphysique ».

Quelles que soient nos questions à l’endroit d’éros, nous ne pouvons aujourd’hui, puisqu’il s’agit d’un effet de contexte, que cheminer dans cette faille, dans ce clivage désormais patent, ouvert, de l’érotique moderne. Bien entendu, pour l’analyse, les embûches, les chausse-trappes sont nombreuses. La psychanalyse peut virer à la religion, mais aussi tenter de revigorer la défaillance de la maîtrise. Ce serait alors soit, d’un côté, le Lacan donnant une première version du symbolique, mais d’un symbolique fait de signes et non de signifiants, soit, d’un autre côté, le Lacan qui, définissant le sujet par rapport à la maîtrise, c’est-à-dire par rapport signifiant maître, entrebâille la porte ouvrant sur un espace où l’analyste serait maître du signifiant et, par là, son médecin.

Pour marquer mieux encore ce clivage des deux modalités de l’érotique qui viennent d’être dites, considérons la phrase suivante, extraite de la Bible (Romains , 11, 2323) et qui a même pris une valeur métaphorique dans le langage courant au point de faire proverbe. Soit donc l’énoncé : Les voies du Seigneur sont impénétrables. Envisageons-le à la manière de Platon. Soit vous y agréez, soit vous n’y agréez pas. Si vous y agréez absolument, vous avez l’érotique paternelle, la religion ; si vous n’y agréez pas pleinement, vous avez l’érotique du maître, l’ontologie. Cet énoncé constitue donc une effective ligne de partage des eaux entre ces deux érotiques aujourd’hui distinguables.

Dans les faits, tout au long de l’histoire de l’Occident, les choses ont bien dû se moduler et on a su composer, peu ou prou, avec le sévère, hypnotisant et piégeant binarisme des dialogues de Platon. Outre la tentative de botter en touche en s’efforçant de verser l’érotisme dans le lien amoureux (amour platonique, courtois, régence, romantique), pourquoi fallait-il composer au moins un brin ? Parce que les deux réponses possibles à l’énoncé, prises en toute rigueur, produisent très rapidement les plus folles conséquences.

Y agréer en toute logique conduit par exemple à ne pas se soigner ni faire soigner ses proches, comme la chose a lieu, avec quelques variations, dans certaines églises protestantes, l’une des plus connues étant les Témoins de Jéhovah, avec, par exemple, leur refus de toute transfusion sanguine. Ces témoins sont cohérents. Si « les voies du Seigneur sont impénétrables », je ne puis en effet me prononcer sur le caractère néfaste ou bienfaiteur de la survenue d’une maladie. Qu’en sais-je, des intentions de Dieu me rendant malade ou rendant malade un de mes proches  ? Il est curieux tout de même qu’on traite de secte ces gens alors que l’on ne cesse de louer Job.

C’est aussi une phrase qui, prise dans sa radicalité, détruit le christianisme lui-même. Même les églises que nous évoquions font, à cet égard, un compromis. Pourquoi la voie du fils-dieu crucifié puis ressuscité serait-elle la voie du Seigneur ? Si Dieu s’est engagé dans cette voie par laquelle il nous sauve du péché originel, ses voies (noter le jeu entre singulier et pluriel) ne sont plus si impénétrables que ça. Il y en a bien une qui est la bonne, celle que la pastorale nous aidera à suivre.

Ne pas y agréer n’est pas aisé non plus ; et l’on est tout de suite, là aussi, porté aux extrêmes. À quelque chose comme à enculer Dieu, ou à chier sur Dieu, expérience que Jung fit d’une manière inversée le jour où, enfant, il vit un énorme étron divin tomber depuis les lumineux nuages célestes sur le toit de cuivre brillant de la cathédrale et détruire l’église. La condamnation, aujourd’hui encore très virulente et active de la sodomie, notamment dans nombre d’états américains (dans le Michigan, David Halperin l’a noté, la loi est aujourd’hui plus sévère que celle qui a condamné Wilde), peut être située à la fois comme une métonymie, une fixation et une défense du caractère impénétrable des voies de Dieu.

La Grèce Antique, en dépit de son polythéisme, n’avait guère une version plus soft de l’impénétrabilité du maître : on ne badinait guère avec l’interdit du katapugon. Le point de focalisation était le même qu’en Israël : on ne cessait pas, selon le commandement célèbre, de « se souvenir de Sodome ». Avec cette différence cependant que le maître grec, ou le futur maître, humain trop humain, restait à portée de sexe, ce que n’était pas le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob (encore que certains courants de la pensée juive n’aient pas reculé à l’affubler d’attributs sexuels, féminins à l’ occasion : Dieu désigné dans la Genèse sous le nom d’El Chaddai, jeu de mot avec chadayim, les mamelles).

Actualité du problème

L’arithmétique du sujet, autrement dit l’écriture arithmétique de sa division, telle que Lacan a pu tenter de la produire a fait l’objet d’une critique dont il est grand temps, au champ freudien, de prendre acte. Quelle que soit sa rigueur mathématique intrinsèque, une constante a été maintenue par Lacan tout au long de ce fil, à savoir l’orientation de l’opération division qui, partant du sujet de la jouissance, devait déboucher sur un sujet transformé : nommément, sur le sujet du désir.

Or, prise formellement, cette orientation pose la question naïve suivante : pourquoi pas l’inverse ? Pourquoi ne pas se demander, à l’inverse, comment le sujet accède à la jouissance, voire comment il pourrait inventer de nouveaux modes de jouissance sexuelle ? Foucault formula cette question. Il récusait ainsi explicitement la focalisation de la psychanalyse sur le désir (dont l’arithmétique du sujet constitue un cas exemplaire) pour lui opposer, pour mettre à cette place valorisée, le plaisir et ses jeux. Vue d’aujourd’hui, l’arithmétique du sujet aurait dessiné, mais en négatif, l’espace même où Foucault allait déployer ses critiques, parfois justement et ironiquement féroces, à l’endroit de la psychanalyse. Sans pour l’instant entrer dans la lecture de Foucault qu’exige l’étude de cette thèse24, je voudrais formuler trois remarques au sujet de sa critique de la primauté, en psychanalyse, du désir sur le plaisir (de son vrai nom : la jouissance, sa tempérance étant, elle, le plaisir25).

Première remarque : en n’envisageant que le vecteur jouissance * désir, en restant (si tel est le cas) résolument muette sur le parcours inverse désir * jouissance, la psychanalyse fait son travail et surtout, ne fait pas plus que son travail. Une fois qu’elle a déblayé le terrain, ouvert au sujet sa voie au désir, ce n’est pas à elle de déterminer comment, désirant, il va accéder à la jouissance. In fine, elle s’abstient dans l’érotique comme elle s’abstient dans l’éthique.

La deuxième remarque vaut commentaire de la première : cette réponse à Foucault apparaît un peu trop facile, encore que la vogue actuelle de la pastorale analytique montre que tel est loin d’être le cas. La psychanalyse modifie l’économie libidinale chez l’analysant (à commencer par la réalité du transfert puis, deuxième temps de l’analyse, par la grâce de l’analyse du transfert) et elle est donc un peu hypocrite lorsqu’elle déclare que la question de savoir comment le sujet désirant accède à la jouissance n’est pas son problème. N’était-ce pas déjà à une jouissance qu’elle avait affaire dans le symptôme ?

Troisième remarque décisive : la psychanalyse ne peut que prendre comme point de départ le sujet de la jouissance, comme le fit l’arithmétique du sujet, parce que c’est de ça qu’il s’agit dans le symptôme : de la jouissance. Freud découvre que ça jouit sexuellement là où ça souffre, là où ça bloque, là où ça empoisonne, là où ça paralyse l’existence ; il fait valoir que le symptôme est un paquet plus ou moins bien ficelé de jouissances, terme à mettre ici au pluriel comme l’indique son concept de surdétermination.

Or il apparaît26 que le champ des études gays et lesbiennes, au moins jusqu’à présent, ignore le symptôme. Tout au plus y trouve-t-on une version médicale du symptôme (ce qui est quelque peu paradoxal), attribuant par exemple tel achoppement du coming-out, de la sortie du placard ou du rencart, à l’homophobie ambiante, avec ce résultat que le problème reste cantonné dans une perspective de type hippocratique laquelle, on le sait, liait les maladies à l’environnement (en l’occurrence aux conditions climatiques).

L’impasse des études gays et lesbiennes sur le symptôme fut et reste heuristique. Elle s’est ainsi avérée fondée ; elle ne serait donc pas forcément une simple réaction face aux circonstances, à savoir à la bêtise psy à laquelle les gays et lesbiennes avaient, ont affaire (par exemple dans leur lutte contre le diagnostic d’homosexualité). Ainsi le symptôme a-t-il acquis le statut d’un véritable trait distinctif permettant de différencier deux champs, le champ freudien (avec sa définition spécifique, non médicale, du symptôme et que Lacan appelait même « champ du symptôme27 ») et le champ gay et lesbien.

Dans une telle configuration des champs, étant donné cette fonction discriminante qu’a acquis, de fait, le symptôme, les chercheurs gays et lesbiennes auraient à se prononcer sur la question de savoir s ’ils reconnaissent comme valide un abord du sexe dont le point de départ serait le symptôme au sens freudien de ce terme. Il n’y a rien de bien surprenant à constater que, sur la réponse à donner à cette question, ils ne s’accordent pas. Certains auteurs rejettent la psychanalyse, tandis que d’autres poursuivent avec elle une discussion critique, jouant parfois même Freud contre Foucault ; d’autres encore, après avoir souscrit à un rejet qui paraissait définitif, reviennent sur une position plus nuancée.

Il y a un autre argument en faveur d’un sujet de la jouissance pris comme point de départ d’une investigation de l’érotisme contemporain. Cet argument est un fait (qui, bien sûr n’aura de consistance qu ’à partir de son dire) : le sujet moderne est un sujet appareillé, « branché » comme on dit si justement, mais il faut préciser : branché… sur des appareils.

Certes, l’appareillage de l’homme ne date pas d’hier. Les préhistoriens s’emploient à louer l’invention de l’outil et, plus près de nous, la révolution industrielle, fruit de l’introduction de la machine dans la fabrication des objets et des produits, a donné lieu aux révoltes que l’on sait. En a-t-on fini, avec ces révoltes, comme pas mal de choses semblent l’indiquer ? Aujourd’hui, l’on s’endette s’il le faut pour acquérir le dernier modèle d’ordinateur, on en achète un aux enfants de trois ans, on ne rate pas une occasion d’aller sur le web pour charger la dernière version d’un programme sophistiqué qui va nous lier encore davantage à la précieuse et rapidement indispensable machine.

Cet enthousiasme contemporain pour l’appareillage va très au-delà du seul domaine de l’informatique qui nous transforme, sans que nous nous en rendions bien compte, en êtres binaires. Car que se passe-t-il quand j’écris le présent texte sur mon petit ordinateur ? J’ai dû, pour bénéficier de beaucoup des avantages que cela me procure (pas tous, il y a surabondance, et me voici bientôt insuffisant), « mettre en mémoire », la mienne en l’ occurrence, un nombre toujours plus élevé de procédures dont la caractéristique essentielle est le « tout ou rien » : soit je connais la bonne touche, et ça marche, soit je l’ignore, et ça ne marche pas. Bref, avec l’acquisition de ces procédures, je ne cesse toujours plus de devenir binaire, donc identique à mon ordinateur. Ainsi, certains neurobiologistes n’auront-ils bientôt plus guère de mal à me persuader que mon cerveau fonctionne comme un ordinateur : ce sera, grâce à l’ordinateur, (presque) devenu le cas.

Cette fabrique d’un sujet appareillé va très au-delà de l’informatique. Considérons l’évolution récente du jouet d’enfant. Une grande quantité de ces objets qu’on offre à nos bambins dès leur plus jeune âge rencontre un succès commercial sur la base de ceci qu’il s’agit de jouets pédagogiques, dont la visée est « d’éveiller » l’enfant. Drôle de préoccupation tout de même ! Ne le serait-il pas, ce moutard, éveillé ? Fabriquerait-on dans les maternités, des enfants mourants, sinon morts ? Et la chose insiste. L’enfant d’aujourd’hui, même tout petit, n’en est pas quitte avec l’école quand il rentre chez lui. On se dépêche alors de lui mettre en main des soi-disant jouets qui sont, en fait, autant de procédures d’apprentissage ou plutôt, pour dire le mot exact qui, il y a quelques dizaines d’années, était en usage, de dressage28. Il devra par exemple, tout juste rentré de la maternelle à la maison, mettre des carrés, des triangles et des ronds en plastique dans les creux prévus pour ça sur une planchette, tenir compte des couleurs, des dimensions aussi, et gare à lui s’il se trompe : une voix électronique, généralement féminine et faussement encourageante quoique réprobatrice, lui dira : – « Mais non voyons, recommence », ou bien, en cas de succès : – « Bravo, tu es formidable ». Bref, tandis que l’école a intégré le jeu (on n’y fait plus classe comme avant), le jeu a pris sur lui la visée de l’école qui était d’instruire ; et donc, pour les enfants d’aujourd’hui, même quand ce n’est plus l’heure de l’école c’est encore l’école (mais aussi durant les après-midi du mercredi des petits bourgeois : école de tennis, de ski, atelier de dessin, de chant, que sais-je encore, en tout cas autant de dressages prévus pour ces chers animaux savants) . Question détente, question fantaisie, question fiction que chacun invente, c’est peau de chagrin, pour l’enfant.

Car le jeu est autre chose que satisfaire à un programme, c’est une esthétique de l’immédiateté, du coq-à-l’âne, du hasard, de l’invention, de la création d’un sens qui, loin d’être pré-établi, se construit dans les détours même de la fantaisie, de l’arbitraire, du chaos29, de la « libre association » (qui est, aussi en psychanalyse, un jeu d’ enfant). Mais à quoi donc tient la réussite des jeux modernes, pédagogiques ? À ce qu’ils proposent un appareillage.

La machine a franchit très tôt, d’emblée à vrai dire, la barrière de l’enfermement qui sépare raison et folie. Un des tout premiers cas d’aliénation moderne concernait directement la mise en place du machinisme en Europe30. C’était avant la justement célèbre « machine à influencer » de V. Tausk, bien avant l’inconscient « machinique » de Deleuze et Guattari. Et ça ne manquait pas d’intérêt, puisque James Tilly Mathews, dans son délire, signifiait que cette machine avec laquelle ses persécuteurs le manipulaient, était… un langage. Un langage machiné. Est-ce que le langage est un appareil ? Est-ce que le langage fonctionne en binaire ?

Le lien érotique lui-même relèverait-il de l’appareillage ? Le dictionnaire vient ici apporter sa caution. Le mot « appareil » a la même origine qu’« apparat », du latin apparatus, « préparatifs ». Apparare vient de parare, « parer », où l’on entend la présence de l’agalma, cet objet précieux que contenait Socrate au dire d’Alcibiade et qui le rendait désirable, en dépit de sa laideur.

Le moderne érotisme d’appareil (phone-sex, internet-sex, messageries, et jusqu’aux rencontres charnelles entre deux êtres qui se pensent neuronaux) diffère de cet autre érotisme d’appareil, celui propre aux systèmes totalitaires, dont Freud écrivit la structure. Que, dans les deux cas, il s’agisse de jouissance ne fait guère de doute. Avons-nous les moyens de différencier les modes de jouissance en jeu dans ces érotismes d’appareil ? De répondre à la question : est-ce qu’ on baise avec un appareil ?

En se donnant, pour point de départ de la subjectivation, le sujet de la jouissance, Lacan faisait donc plus que de se régler sur le symptôme comme jouissance sexuelle insue. Il ouvrait la question de la jouissance comme appareillage. Distinguer, comme il le proposait, la dimension de la jouissance de celle de l’utilité, ne résout pas pleinement le problème, dès lors qu’insiste, par-delà cette distinction et comme c’est ouvertement le cas dans les psychoses (mais aussi ailleurs, nous venons de l’indiquer), la question de la jouissance de l’appareil. Cette jouissance, à suivre les indications d’un James Tilly Matthews, apparaît équivaloir à celle d’un maître : la machine commande.

Ainsi, introduire la problématique du sexe du maître, faire valoir non son univocité mais son point d’achoppement, apparaît désormais comme la voie que nous impose la fracture de l’érotique contemporaine pour tenter de répondre au défi que Foucault adressait à l’analyse (et pas seulement à elle) : ce sujet du désir à la production duquel se consacrerait l’érotologie analytique, comment accède-t-il à la jouissance ?

Notes

1 James Morrow, The Eternal Footman, 1994, La grande faucheuse, trad. de l’américain par Philippe Rouard, Paris, Au diable vauvert, 2000.

2 Dominique Dhombres, « Naissance et survivance d’une religion », Le Monde du 3 décembre 1999, p. 17.

3 Michel Tort, « Homophobies psychanalytiques », Le Monde du 15 octobre 1999.

4 Titre d’un colloque qui s’est tenu en Sorbonne du 25 au 27 novembre 1999, où certains ont même vu le signe d’une réconciliation de l’Église et de la République.

5 Cf. Bernard Edelman, Nietzsche, Un continent perdu, Paris, PUF, Perspectives critiques, 1999, p. 91-92.

6 J. Allouch, L’éthification de la psychanalyse, calamité, Paris, EPEL, cahiers de L’Unebévue, 1997.

7 J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 605.

8 Sans doute Lacan aurait-il pu dire, comme Jouhandeau : « C’est surtout parce que je ne peux pas ne pas croire à l’Enfer que je ne peux pas ne pas être catholique » (Marcel Jouhandeau, De l’abjection, Paris, Le passeur-Cacofop, 1999, p. 67 ; 1e éd. Gallimard, 1939. Je remercie Didier Eribon de m’avoir signalé la republication de ce texte).

9 Georges Lanteri-Laura, Essai sur les paradigmes dans la psychiatrie moderne, Paris, éd. Du temps, 1998. Voir aussi, sur la contestation par Lacan de la validité du paradigme névrose / psychose / perversion, J. Allouch, « Perturbation dans pernepsy », Littoral n°26, nov. 1988.

10 Quand sera-t-il effectif, a-t-on demandé à un savant ? Réponse de quelqu’un qui, en plus d’être savant, était averti : « Quand il y aura un marché ».

11 Eve Kosofsky Sedgwick, Epistemology of the Closet, Londres, Penguin books, 1990, p. 2 : « What was new from the turn of the century was the world-mapping by which every given person, just as he or she was necessarily assignable to a male or a female gender, was now considered necessarily assignable as well to a homo- or hetero-sexuality, a binarized identity that was full of implications, however confusing, for even the ostensibly least sexual aspect of personal existence ».

12 Cf. les quelques extraits publiés dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse n° 42, automne 1990, p. 345-346.

13 Vernon Rosario, L’irrésistible ascension du pervers entre littérature et psychiatrie, trad. Guy Le Gaufey, Paris, EPEL, 2000.

14 Jacques Lacan, « Place, origine et fin de mon enseignement », conférence publique inédite, 1967, p. 12.

15 Anne-Marie Vindras, Ernst Wagner, Robert Gaupp, un monstre et son psychiatre, Paris, EPEL, 1996, ainsi que Louis II de Bavière selon Ernst Wagner paranoïaque dramaturge, Paris, EPEL, 1993.

16 Antonio Rocco, Alcibiade enfant à l’école, (Alcibiade fanciullo a scola) « Libretto da Carnevale  », Avant-propos, notes et essai bio-bibliographique par Louis Godbout, Montréal, Éditions Balzac, 1995.

17 Jean Genet : « Disons déjà que jamais ses amours [ ceux de Divine] ne lui avaient fait redouter la colère de Dieu, le mépris de Jésus, ou le dégoût praliné de la Sainte-Vierge, jamais avant que Gabriel lui en parlât, car, dès qu’elle reconnut en elle la présence de semences de ces craintes : colère, mépris, dégoûts divins, Divine fit de ses amours un dieu au-dessus de Dieu, de Jésus et de la Sainte-Vierge, auquel il se soumettait comme tout le monde [] » (Notre-Dame-des-Fleurs, Paris, Gallimard, Folio, p. 142). La soumission de « tout le monde » consisterait-elle désormais à faire de ses amours un dieu (minuscule) au-dessus de Dieu ?

18 Marguerite Anzieu, Aimée, adaptation théâtrale de Gilles Blanchard et Isabelle Lafon, Coll. Atelier, Paris, EPEL, 1999. Ainsi que J. Allouch, Marguerite, ou l’Aimée de Lacan, Paris, EPEL, 1994.

19 M. Jouhandeau, De l’abjection, op. cit., p. 50.

20 Ibid., p. 58.

21 Didier Eribon, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999, ainsi que Papiers d’identité, Paris, Fayard, 2000.

22 Cf. l’intervention de Nicole Brossard au colloque Beaubourg 23-27 juin 1997 : « Écriture lesbienne : stratégie de marque », in Les études gays et lesbiennes, Paris, éd. Centre Pompidou, 1998.

23 La Bible de Jérusalem traduit, en forme exclamative : « O abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables et ses voies incompréhensibles ! ». Les items « voie » et « voies » de la Concordance sont un vrai bonheur surréaliste ou, si l’on préfère, un inventaire à la Prévert, à la « pervers ». Pour ce qui concerne Dieu comme maître, le Psaume 119, 32 est on ne peut plus clair puisqu’on y lit : « Je courrai dans tes commandements ».

24 Cf. chapitre V.

25 Cf. chapitre V. Mais prenons acte tout de suite qu’un lecteur aussi rigoureux de Foucault que l’est David Halperin récuse la distinction plaisir / jouissance.

26 Je me suis fais confirmer la chose par mieux informés que moi (Didier Eribon, David Halperin, Marie-Hélène Bourcier).

27J. Lacan, L’angoisse, séance du 12 juin 1963. Certains lacaniens, se basant sur une ou deux remarques de Lacan, revendiquent l’existence d’un « champ lacanien ». Leur pas est abusif : Lacan n’a pas formalisé le champ freudien d’une façon si ample et si mathématiquement réglée qu’il soit devenu possible de le renommer « champ lacanien ». Lacan, d’ailleurs, s’en est tenu, jusqu’au terme de son parcours, à « champ freudien ».

28 Le dressage est désormais revendiqué comme tel, ceci depuis le succès quasi mondial du Pokémon, où l’enfant est explicitement sollicité comme dresseur. Le Pokémon (nom venu de pocket monster) se présente non plus comme une lutte du méchant et du bon mais comme une éducation à la maîtrise (au dressage). Ce jeu apparaît ainsi comme le correspondant exact, au niveau de l’enfant, de l’érotique contemporaine du maître.

29 Je m’inspire ici d’une page d’Edelman, op. cit., p. 135.

30 John Haslam, Roy Porter, David Williams, Politiquement fou : James Tilly Matthews, traduit de l’anglais par Hélène Allouch, préface de Lucien Favard, Paris, EPEL, 1996.

Volver al sumario del Número 13
Revista de Psicoanálisis y Cultura
Número 13 - Julio 2001
www.acheronta.org