Acheronta  - Revista de Psicoanálisis y Cultura
R. M. ou les glaces d'Auschwitz à Ravensbrük
María José Palma Borrego

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Et maintenant que recommence une nouvelle vague de « négationnisme »…

« Lait noir de l´aube nous le buvons le soir
le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons.
……………………………………………………
Lait noir de l´aube nous te buvons la nuit
Te buvons à midi la mort est un maître venu d´Allemagne. »
Paul Celan Fugue de mort.

 

Le camp d´Auschwitz Birkenau était situé en Pologne. À l´est, il n´était pas très loin de la ville de Cracovie, et à l´ouest, les frontières de l´Allemagne et de l´ancienne Tchécoslovaquie n´étaient pas loin non plus. Le camp de Ravensbrück était situé au nord de l´Allemagne. Entre le premier camp et le deuxième, au début de 1945, a eu lieu la « marche de la mort » où R. M. a eu congelées ses mains et ses pieds, traces et symptômes de son expérience dans les camps de la mort. Des milliers des femmes de différentes nationalités seront amenés à ces deux camps. Très peu d´entre elles y sortiront.

R. M. vit en Seine-et-Marne, à une trentaine de kilomètres de Paris. Elle est née le 14 Mars 1929, dans le XIIe arrondissement.

Appartenant à une famille de la Résistance, elle fut arrêtée par la Gestapo, le 14 avril 1944 à l´âge de 15 ans, à cause d´une dénonciation. C´est à partir de celle-ci et du hasard qui se déclenche l´horreur et l´expérience de l´anéantissement et de la mort.

« La gestapo est venue arrêter mon frère qui faisait de la Résistance et comme il n´était pas à la maison, ils m´ont amené avec mes parents puisque c´était un jeudi où il n´y avait pas de classe. » 1

Sa famille, elle a été toute amenée à des différents camps d´extermination internationaux. Sa mère a été conduite au camp d´Auschwitz Birkenau, camp équipé de chambre à gaz pour destruction massive, où elle meurt congelée sur la « Place de l´Appel ».

« C´était un appel très dur et très long et quand ils sont sifflés la fin de l´appel, sa voisine lui a mis la main sur l´épaule parce qu´elle n´avançait pas, il fallait faire vite, et elle est tombée, elle était morte. »

Elle voit monter son père, après la sélection, dans un des camions qui menaient directement à la chambre à gaz ou aux fours crématoires. L´adolescente R. apprendra le lendemain du départ de son père, sa fin tragique.

« …il y a un allemand qui a commencé « partir », voilà, il y a une rangée de camions… donc les personnes malades, les femmes enceintes, les personnes âgés, les jeunes enfants montent dans les camions parce que vous venez de faire un voyage pénible, l´entrée au camp va être fatigante, donc, vous montez dans les camions, et les autres vous vous rangez les hommes d´un côté et les femmes de l´autre, par cinq…on s´est rangé et puis il y a des gens qui ne voulaient pas se séparer, évidemment, mon père qui avait fait la guerre du 14-18, qui avez suivi le gaz, qui avait de l´asthme… il a très mal supporté le voyage… on lui conseillé de monter dans un camion… donc c´est ce qu´il a fait une fois qu´on a été en rang… les personnes qui avaient été séparés des gens qui avaient monté dans les camions commençaient par dire, mais les camions où ils sont, où sont les gens…  » 2

Et elle même sera menée, avec une soixantaine ou une centaine des femmes, ici la mémoire est courte, au camp international d´Auschwitz Birkenau où à mi-janvier 1945 3, à cause de l´avance des russes, qui étaient dans les faubourgs de Cracovie, les nazis font évacuer le camp. Cette évacuation sera appelée la « marche de la mort ». Elle fera partie de celle-ci et sera conduite au camp international pour femmes de Ravensbrück.

J´ai connu R. M. dans le Foyer d´Anciens Combattants de Combs-la-Ville (Seine-et-Marne) où je suis allée chercher des renseignements sur l´existence dans la ville des exilé(e) espagnols (es) pour mon travail de recherche. Elle était là, elle venait de témoigner. J´ai parlé avec elle et on s´est donné un rendez-vous pour notre entretien, qui a eu lieu le 15 mars 2006 dans le foyer d´Anciens Combattants de Pontault-combault. Toutes les citations de cette article sont prises de cette entretien.

L´entretien.

On sait l´importance du corps dans la rencontre testimoniale. Il s´agit en effet, de deux corps de femme, un qui a connu la mort, et l´autre qui a vu des images et connaît des histoires d´une réalité qu´on tente d´appréhender.

Quand j´ai rencontré à nouveau R. M. j´avais déjà l´habitude de faire des enregistrements aux femmes ayant vécu des situations limites comme la guerre civile espagnole et l´exil (1936-1975), j´enregistre des témoignages de ces femmes depuis 2003, mais c´était la première fois que j´allais me confronter au témoignage d´une femme qui avait vécu les camps de la mort.

Quand je l´ai revu, j´étais frappée par une certaine froideur (j´ai compris plus tard le sens de cette froideur, au fur et à mesure qu´elle parlait de la place que le froid avait eu dans sa vie dans les camps), par ses mains et sa figure, les seules parties de son corps qu´elle laissait voir. Mains de couleur de la chair vive, revêtues d´une deuxième peau de couleur blanche. Blancheur de la peau comme la blancheur de glaces d´Auschwitz et de Ravensbrück. Eczéma-symptôme signalant la congélation suivie pendant « la marche de la mort ». Corps métonymique et symptôme de son expérience mortelle. Je rentrais ainsi à travers ce blanc dans le monde de la froideur et de la mort, dont l´ezcéma-peau construit la barrière, c´est-à-dire, la limite qui sépare le « moi » des autres.

En effet, pendant l´enregistrement qui a duré une heure, et quand je le re-écoute, j´ai l´impression répétée de l´existence d´une scission profonde et blanche entre ce qui a été vécu et comment cela est dit dans le témoignage. Comme si les traumatismes subis manquaient d´affets et restaient isolés dans la mémoire, seulement actualisés par le fait présent du témoignage. Comme si le « devoir de mémoire » 4 supplantait ici la corrélation affective entre discours et vécu. Comme si le « moi » était divisé en un « moi » exposé, menacé et un « moi » détaché du premier tentant de regarder les choses, les décors, de façon désintéressée, mais en conservant du moins une certaine sensibilité, celle d´avant la barbarie.

En effet, c´est sous la forme de dédoublement psychique que le témoin constitue les défenses. Celles-ci sont une adaptation de l´organisme attaqué par le traumatisme, qui se met à fonctionner et provoque un état coupé des affets, comme s´il s´agissait d´une sorte de pilotage automatique. (Chiantaretto, 2004).

Trois autres éléments d´avant l´enregistrement ont tiré mon attention comme révélateurs de symptômes, à savoir le refus de faire l´enregistrement chez elle, le refus qu´on lui fasse des photos, et le fait d´avoir témoigné pour la première fois 29 ans après les faits. C´était en 1974, suite aux déclarations de Le Pen niant l´existence des chambres à gaz et des fours crématoires. Maintenant, cela recommence avec les nazis allemands et le président de l´Iran entre autres. Finira-t-il cela un jour ?

L´interdit de dire et de la représentation du corps.

J´ai déjà rencontré un petit nombre des femmes espagnoles exilées ou non qui n´ont pas voulu que je les enregistre chez elles, et jusqu´ici il n´y avait rien de bizarre. Le respect de son « privé » était prioritaire de ma part. Mais ce qui est frappant dans le refus de R. M., et dans ce sens il fait symptôme, c´est justement que dans son témoignage, elle même nous informe de l´existence d´un espace d´interdit concernant son « chez elle ».

« chez moi je n´ai pas parlé, je, je, je ne peux pas. Je ne sais pas, je ne sais pas, je ne peux pas, je, je, non, je n´arrive pas et je, j´aurais l´impression d´être là pour me plaindre, alors que ne, n´est pas pour me plaindre, c´est la réalité, donc, non, et je ne voulais pas non plus témoigner. »

Voilà de manière inconsciente exprimé l´inhibition du « moi » par l´effet de la répression subie. En effet, toute l´activité du « moi » est dédiée à la formation des symptômes. Le refus de (se)-parler chez elle et en public sont les symptômes qui cachent une défense, c´est-à-dire, une tentative de défaire ce qui a eu lieu, de supprimer le vécu traumatique, et de créer ainsi, pour sa survie, un espace de non contamination.

On verra plus tard comme la non contamination est un fait illusoire, car il existe une contamination dans la superposition de deux scènes traumatiques fondamentales pour l´élaboration du symptôme de la douleur des pieds.

Dans ce sens l´isolement est une formation substitutive qui provoque un déplacement chez le sujet, comme on le verra plus tard avec la douleur des pieds. L´isolement est donc un symptôme, par lequel le « moi » crée cet espace non contaminé et construit une pause temporelle ou rien ne doit exister. Le sujet crée ainsi une sorte de bien-être extrêmement précaire où le vécu traumatique est détaché des chaînes associatives, restant ainsi isolé et sans être reproduit dans la pensée courante. Le fait de cet isolement est le même que celui de la répression amnésique (Freud, 1925) 5. « Les pratiques de violence ont justement pour effet de saccager la dimension personnelle, l´intimité des êtres, alors que le fait de les rendre publiques déshypothèque, libère et protège l´espace subjectivant de la vie individuelle. »  (Altounian, 2004)

« J´ai des amis qui témoignent depuis pratiquement leur retour, moi, je ne voulais pas. Je faisais partie de la Fédération 6 oui, mais, c´est tout, ça s´arrêtait là, je payais ma cotisation, j´allais à certaines cérémonies sans plus. »

Mais voici le paradoxe, car ce qui a été vécu ne peux pas être oublié. Il est là dans « une mémoire monstrueuse, une mémoire organisée. Tout est retenu, entassé dans le désordre jusqu`à la confusion. Elles manquent des récits cohérents pour rappeler leurs expériences. Mais malgré tout, la mémoire reste garante de l´identité. » (Del Castillo, 1997)7

Le paradoxe du vécu, l´intention impossible de l´oubli, s´expriment aussi par d´autres symptômes, à travers  un corps qui devient métonymique : les mains et la figure, couvert par un eczéma-blanc, (le blanc comme la couleur adjective des hivers d´Auschwitz et de Ravensbrück), et finalement, par les pieds.

Dans ce monde précaire de bien-être et de non contamination, la réalité, le dehors, fait irruption et bouleverse le sujet au point de le mener à prendre une détermination active, la responsabilité de témoigner, de dire le vécu, enfin, d´unir vérité subjective et vérité historique.

La contamination ou la mémoire troublée ?. Dans son témoignage, R. M. situe en 1974 le moment où le « négationnisme » de Le Pen a fait irruption en France. Historiquement, c´est surtout avec l´apparition dans Le Monde ,le 28 décembre 1978, d´un article signé par Robert Faurisson : « L´inexistence des chambres à gaz est une bonne nouvelle pour la pauvre humanité. Une bonne nouvelle qu´on aurait tort de tenir plus long cachée. », et deux mois plus tôt, le 28 octobre, c´est dans L´Express qui apparaît publié, un autre titre choc À Auschwitz on n´a gazé que les poux, (entretient avec Louis Darquier autoproclamé « de Pellepoix », et ancien commissaire général aux Questions juives de Vichy, réfugié en Espagne). Fidèle à ses convictions, Darquier y assenait que les juifs « avaient voulu la guerre », qu´ »il n´y a pas eu de génocide », que « la solution finale est une invention pure et simple » entretenue par « cette satanée propagande juive » qui « a toujours été fondée sur le mensonge ». Sautant sur l´occasion, Faurisson envoie sur-le-champ une lettre à plusieurs journaux : « j´espère que certains de ces propos que le journaliste Philippe Ganier-Raymond vient de prêter à Louis Darquier de Pellepoix amèneront le grand public à découvrir que les prétendus massacres en « chambre à gaz » et le prétendu « génocide » sont un seul et même mensonge. » Lettre que Le Matin publie le premier novembre. Et le mois suivant, c´est donc la rédaction du Monde qui décide de les rendre publiques, contrecarrées par plusieurs réfutations, les infamies faurissoniennes. Le négationnisme est devenu une affaire publique. (Stern, 2004)

Les réactions ne tardent pas, à l´éclatement des défenses devant ces injuries suit la mise en langage –le témoignage- de tout ce qui a été vécu. Celle-ci constitue le moment décisif de la révélation identitaire par le biais de la communication verbale et infra-verbale.

« C´est en 1974 quand il y eu Monsieur Le Pen qui a parlé des détails et des rafales, qui a nié les chambres à gaz, que je dis, qu´il faut, qu´il faut que je témoigne, qu´il faut que j´en parle, parce que c´est inadmissible de nier l´évidence, parce que les chambres à gaz, elles, ont existé, c´est sûr, c´est certain donc, pourquoi les nier, on ne les a pas inventé les fours crématoires, ils ont existé aussi.

Quand on pense que les cheveux, et les poils qui nous sont été enlevés 8 servaient à faire des tissus…au dessous les fours il y avait un bocal où ils récupéraient la graisse humaine, ils faisaient du savon, donc, ce sont des choses qu´on ne peut pas nier ces choses là, ça a existé, c´est vrai, donc, voilà, je, j´ai commencé tard, en 1974, à témoigner. »

Témoigner, (s´)exprimer avec « les mots pour le dire », malgré la difficulté des rescapé(es) de mettre leur vécu en langage, illustre comme celui-ci est un des vecteurs de négociation entre le sujet et le monde (Stern, 2004), l´autre c´est le corps.

Cette impossibilité est très bien décrite par une déportée espagnole à Ravensbrück, Neus Catalá :

« Quelqu´un sera-t-il un jour capable de décrire la première impression de cette arrivée à Ravensbrück (pont des corbeaux) ? Je n´ai jamais rencontré personne qui m´ait répondu à cette question, ou se soit même approchée de ce que j´ai pu ressentir en franchissant les portes d´un camp de la mort lente. Les mots n´existent pas pour le décrire. Aucun déporté ne pourra jamais exprimer toute l´intensité de ce qu´a éprouvé notre être moralement. »

Le corps, comme nous l´avons déjà dit, est aussi un autre élément de négociation entre le sujet et le monde. C´est pourquoi malgré le refus de sa représentation –le rejet de se faire des photos-, le corps est là comme médiation entre le dedans et le dehors, elle et moi dans ce cas-là, dénonçant la barbarie. Le symptôme de ce refus est dans ce sens une affirmation éthique contre la mort imposée.

Subjectivement, le refus de la représentation du corps, est une protection face à l´exposition visuelle du regard de l´autre. Un regard qui, dans les camps, est perçu définitivement comme meurtrier, dans la mesure où la confrontation entre le sujet et les bourreaux exige un état d´impuissance, sans recours possible, ni interne ni externe de la part de l´internée.

On sait que les sélections au camp avaient lieu avec les détenus de dos, pour juger l´état de leurs fesses, indicateur infaillible de leur dégradation physique. Ce faisant, on évitait aussi toute rencontre avec le regard, forme ultime de l´expression humaine. (Waintrater, 2004)

Ce refus des photos est aussi le refus de la représentation d´un corps avili, souffrant, qui lutte pour sa survie et qui apparaîtra comme un corps étranger qui cesse de lui appartenir. Pour elle-même, son corps deviendra le corps de toutes les souffrances, des morsures du froid, de la chaleur, de la faim, et de la soif, de la fatigue, des coups, de la dysenterie, des blessures et des abcès.

On sait déjà que le quotidien des camps était surtout la souffrance du corps. La représentation du corps dans la photo fonctionne comme miroir de son état, c´est-à-dire, la photo aura la fonction de la présentation du passé dans sa présence actuelle à travers d´une recomposition du présent. 9

« Ah ! je me sens très mal. Je me sens très mal. J´ai des séquelles, ah oui ! jusqu`à ma mort, quoi, est une chose qui m´est resté du camp, on va dire, enfin, je pense, parce qu´autrement je ne vois pas pourquoi, je ne sais pas dire, je suis malade, j´ai mal si, j´ai mal, ça va pas, je ne sais pas.

-Comment vas-tu ?

-Ça va.

-Et même au médecin, j´ai l´impression que… je te dis, je suppose que d´issu du camp, puisque si on était malade, c´était la mort. Il fallait travailler, on n´avait pas le droit d´être malade, si on était malade, eh oui, il fallait qu´on nous supprime et je pense que psychologiquement c´est…ça a dû me travailler et puis me poursuit, je suppose eh, je n´ai pas de preuves.

J´ai dit tout le temps, tout le temps, je ne suis pas malade, chez moi, si je ne vais pas bien, je vais m´allonger, mon mari, il sait que ça ne doit pas aller, mais je ne le dis pas. »

Et, finalement, le corps deviendra pendant tout le témoignage, le symp tôme des violences subies.

Corps et symptôme.

Le retour à la vie « normale » telle qu´il s´effectue pour le survivant(e) passe d´abord par un retour à la communication verbale et infra-verbale, c´est-à-dire par le biais de descriptions physiques. (Waintrater, 2004)

« J´ai été arrêtée le 4 avril, et cela était le 5 avril, 10 et cela était des hurlements, des supplications, des pleurs, on entendait les coups, c´était vraiment, vraiment atroce, tout les gens dans le couloir attendait notre tour, et tout le monde tremblait aussi bien les hommes que les femmes. Quand ça a été mon tour, ils m´ont demandé où était mon frère, je ne savais pas. Il y avait un bureau, il y avait un responsable qui posait les questions et de chaque côté il y avait, donc, un soldat, quoi, en uniforme et quand j´ai dit que je ne savais pas, il y en a eu un qui m´a donné une claque qui m´a renvoyé à l´autre et puis, il m´a renvoyé, mais enfin, je n´ai pas suivi des tortures, alors qu´il y en a eu qui ont été vraiment, vraiment, torturés, tout dépendait des questions qu´on posait…

Nous sommes restés au commissariat toute le journée et le soir, on nous a amené au dépôt…c´est dans le sous-sol, je ne sais pas si c´est de la Préfecture, bon, enfin, c´est un bâtiment qui existe toujours, donc, on nous a séparé et je me suis retrouvée dans une pièce où il y avait trois femmes. Dès que la porte a été renfermée, elles sont venues vers moi : qu´est-ce que tu as fait ?.

-Mais, je n´ai rien fait.

-Mais si, si tu es là, tu as fait quelque chose et finalement à force de répondre je n´ai rien fait et elles d´insister, il y a eu une qui m´a dit, écoute, tu as fait quelque chose, tu n´es pas ici pour rien, tu vois, elle a volé, elle a tué, moi, je me suis prostituée. Alors là, j´ai eu peur parce qu´à 15 ans à l´époque, ce n´était pas comme maintenant, on n´était pas si évoluées, on était encore des gamines. J´ai vraiment, vraiment, eu peur et puis le lendemain ils nous ont amenés rue des Saussaies où la Gestapo faisait les interrogatoires, donc, cela a été pareil, ça a été des hurlements. »

Voici la situation primitive dans la chronologie de l´horreur, celle qui est à l´origine du traumatisme. On voit déjà jusqu`à quel point la répression a été efficace. Ici, la souffrance a un sujet dont l´objet de l´autre, c´est la paralysie de sa pensée et l´anéantissement de celui-ci.

D´abord, la peur physique, infra-verbale, auditive, qui a à voir avec la séparation de la famille, de son père, de sa mère, peur à la mort, car à partir du moment où elle est arrêtée, et puis, quand elle est amenée au siège de la Gestapo Rue des Saussaies à Paris, elle sait déjà –intuition mortelle- qu´ils avaient le privilège de pouvoir tuer sans être accusés d´homicide. Ainsi, la vie de la conscience semble toute entière tournée vers le souci de la survie, l´attention aux sensations corporelles, à la détresse de corps exposés à des pilonnages incessants d´une violence inouïe. (Trevisan, 2004)

Après ou parallèlement, le corps sidéré et la création de tous les silences. Silence mortel d´un co rps qui deviendra métonymique, et qui s´exprimera par la douleur des pieds et l´eczéma, limites inexorables qui préfigurent la radicalisation de la mort dans les camps. Douleurs de pieds et eczéma, symptômes manifestes de la continuité entre le passé et le présent. Là-bas, le temps est annulé , fixé par/dans la trace mnésique, actualisée dans l´instant même du témoignage.

Ainsi, le témoin se manifeste par un certain rapport au temps et à la mémoire, se réassurant ainsi sa propre continuité en tant que personne, mais se sentant toujours menacée de se disperser et de se désagréer en sensations isolées, dans une série des présents dissociés (Trevisan, 2004). En effet, le travail de remémoration qui est le témoignage, permet de vivre un événement comme actuel. Dans le langue gestuelle, la remémoration se manifeste par le regard égaré, être dans un autre lieu, et par la concentration de toute l´énergie psychique pour laisser la place aux discours des évènements traumatiques dans une mémoire « filtrée ».

Dans la suite chronologique des évènements traumatiques dans cette autobiographie du traumatisme, qui est le témoignage, les sucés paradigmatiques pour l´élaboration des symptômes sont aussi les suivants : la sélection, la séparation, la gare, et le départ pour Auschwitz-Birkenau, où la pulsion de vie, le primat de l´autoconservation, fragmente la radicalisation mortelle, et l´effraction traumatique est au service de celle-ci. Dans ce sens, la construction testimoniale procède et participe de la survie.

« On est tous arrivé dans une gare où il y avait des soldats avec les chiens et avec des hommes qui courraient avec des vêtements rayés. Celui qui m´a aidé à descendre était français et quand il m´a attrapé, il m´a dit : dis 18. Je ne savais pas ce que ça voulait dire, alors quand je me suis retrouvée sur le quai , je me suis retournée pour lui poser la question : qu´est-ce-que ça voulait dire, mais lui…le premier mot qu´on a entendu en allemand ça a été « schnelle », « schnell », vite, vite… il était déjà au wagon suivant, je n´ai pas pu poser la question… il y a eu un soldat qui passait et puis, qui écartait ceux qui auraient dû, d´après lui, monter dans les camions et ceux qui ne sont pas montés. Et puis, arrivé à mon hauteur, il m´a dit : quel âge ? Je, paraîs, je faisais vraiment mes 15 ans, je ne faisais pas plus, donc, d´un seul coup ça a fait « til » et j´ai dit 18 ans et ça a passé 11, donc, j´ai eu la vie sauve pour la première fois en ce moment là et je suis donc rentrée au camp. »

Le discours autobiographique-témoignage situe la suite des évènements traumatiques dans les rituels sadomasochistes du camp.

« alors, on a commencé par nous dire, bon, maintenant vous commencez par vous déshabiller, vous vous mettez entièrement nues, alors ça a commencé la bousculade, évidemment se mettre nue devant tout le monde ce n´est pas évident. À la suite de ça, bras, jambes écartés, on nous a tondu complètement, alors là, on ne se reconnaissait même pas. Il y avait une rangée des tables et des femmes derrière, alors on nous a fait asseoir, il y avait des chaises devant, on nous a fait asseoir les bras sur la table, et alors là, on perdait toute identité et nous ont donc mis un numéro de matricule qu´il a fallu apprendre par cœur en allemand, très rapidement… notre seule identité c´était notre numéro et on nous appelait comme ça. »

Nudité, tatouage 12, la tonte, les jambes écartées comme celles de la mère qui accouche, mais aussi jambes écartées pour être violée, le lexique d´Auschwitz, jouissance sadomasochiste ayant pour objet la deshumanisation du sujet déporté(e), jusqu`au point de détruire le Pourquoi, c´est-à-dire, la possibilité de l´interrogation, de l´activité de la pensée, du corps et de tout lieu humain.

C´est pourquoi toute sortie d´Auschwitz comporte et signifie « ne pas cesser d´être le symptôme-témoin ». Le symptôme dans ce contexte représente la vérité du sujet et ne prend sa signification que dans l´ensemble du système auquel il appartient. Pris isolement, il est illisible. (Lacan) 13

Le « syndrome du survivant(e) » s´appuie alors et avant tout, sur la notion de traumatisme (sans doute irréversible), ayant comme conséquence la culpabilité de la survie, la compulsion de témoigner, l´identification à l´agresseur, plus toutes les séquelles psychosomatiques et somatiques.

Ces chaussures de la survie...

Froid, froid, le froid de l´enfer pour une fillette de 16 ans, petite, maigre, des seins maigres, maigre tout elle. C´est la réalité vivante des corps dans les camps. En 1945, elle ne cesse pas de marcher, sur la route, vers Ravensbrück, pendant la « marche de la mort ». Elle marchait et levait le fardeau d´une jambe après l´autre pour contourner les cadavres. Le froid pénétrant le corps.

« celle qui tombait, un coup de fusil dans la nuque, mais il fallait, surtout pas contourner les corps, il fallait marcher dessus, les enjamber,… on n´avait pas la force… il fallait marcher sur les cadavres, mais pas contourner, de façon à ce que les rangs soient toujours bien droits… on marchait sur les cadavres, marchait, je ne sais pas combien de jours, plusieurs jours, mais combien, je ne sais pas. »

Le froid de la mort marquera la vie de R. M. pour toujours, le froid d´Auschwitz et le froid de Ravensbrück. Le mouvement est ici une marche vers la mort.

C´est un mois froid de mars que j´ai l´entretien avec elle. Elle parle, je la laisse parler. Le mot « froid » semble occuper tout son univers, mot-clé par où le « moi » se soustrait ou se manifeste à la vie.

J´ai pu constater dans son témoignage, trois moments traumatiques concernant les symptômes de « la douleur des pieds » et de l´ezcéma dans les mains.

Ces moments traumatiques se rapportent à trois scènes que par l´ordre chronologique sont les suivantes :

Première scène : 1944, les chaussures à l´arrivée au camp d´Auschwitz.

« Je me suis retrouvée avec une petite robe d´été et puis des nu pieds donc, un nu pied du 38, je chaussais le 37 donc ça allez, mais un nu pied de 40 ou 41, un nu pied d´homme. »

Moment d´actualisation dans le présent testimonial d´un passé traumatique, où l´histoire vécue s´inscrit dans la mémoire individuelle et affective de façon aléatoire, imprévue, dans ses limites et profondeurs.

Dans ce même présent, les paroles rendent visibles les traces intimes d´une réalité corporelle (les différentes pointures des chaussures et le fait qu´elle en porte une de femme et une autre d´homme), qui est à la fois déformée, caricaturale et confusionnelle à la fois.

Deuxième scène : 1945, l´absence de chaussures.

« ça s´est passé pendant la marche de la mort… je ne dis pas que tout le monde a été au même point, parce que ceux qui avaient des chaussures ou des sabots peut-être étaient moins exposés, moi avec des nu pieds automatiquement je marchais carrément dans la neige et puis la neige il y avait au moins 20 centimètres. On marchait vraiment, vraiment dedans, donc, c´est sûr, et puis ça, on n´y peut rien. »

J´écris dans mes notes sur la transcription du témoignage, qu´il y a une lenteur dans le récit de cette scène. Une lenteur mélancolique qui laisse entrevoir la pesanteur du vécu.

Entre les deux scènes, au présent, un autre temps où le récit se disloque vers d´autres remémorations, situées toutes dans le camp d´Auschwitz : les bloks, les « chatlits », les appels, la faim, et le mot « schnell », vite. L´allemand paradigme de la deshumanisation, un mot que pendant tout le témoignage est prononcé plusieurs fois, toutes rapides dans le flux du discours de R. M., comme si sa signification lexicale se vidait, et prenait un autre sens, celui de la survie, car la lenteur ou la manifestation de la maladie ou de la fatigue dans les camps, c´était la mort.

Ces fragmentations discursives, ces discordances font évidemment chevaucher les temps : le temps subjectif et le temps objectif, chronologique. Et dans ce tourbillon des sensations actualisées, le discours s´enchaîne à nouveau et revienne à ce passé traumatique qui est la deuxième scène.

Les deux scènes sont ainsi superposées, étant la première le recto positif de l´image et la deuxième, le verso négatif, sans pour autant éliminer entre les deux une contamination, un contage et des différences sensibles.

Troisième scène : la scène-symptôme où ceux-ci se mettent en discours. 2006, l´entretien.

« J´ai terriblement mal aux pieds. » « Je souffre atrocement .»

Ce que je vois. Elle ne porte pas de chaussures à proprement parler, mais une sorte de bottes marronnes qui enveloppent les pieds jusqu`aux chevilles. L´intérieur est recouvert d´une peau de mouton et l´extérieur est entouré avec un cordon pour le tenir.

« Chaussures » enveloppantes, maternelles, qui protégent des avatars de la locomotion associée à la mort. Ainsi, se déplacer pour témoigner provoque le non accomplissement du mandat du symptôme. Et par la suite, l´angoisse : « j´ai encore des cauchemars parce que du fait que je vais témoigner. »

Le signifiant « Chaussures » devient emblème de la survie dans la troisième scène, celle que j´appellerai de synthèse. Scène qui recouvre une dialectique à trois termes entre la vie/la mort/la survie, dont R. M. survivante elle-même, du camp d´Auschwitz

Le maintient du symptôme de la douleur des pieds, se manifeste chez le sujet comme la confirmation des anciennes situations de danger. En effet, la peur à la mort est donc substituée par le symptôme de la douleur dont sa fonction est celle de supprimer et libérer au « moi » de l´angoisse, provoquée par la présence réelle de la mort des autres et de la sienne.

Une analyse plus détaillée du symptôme de la douleur des pieds, nous révèle d´abord une structure chiasmatique entre les deux premières scènes, concernant la thématique du corps et de l´espace.

Cette structure chiasmatique comporte une dialectique à deux termes (vie/mort), que seulement la troisième scène, c´est-à-dire, l´acte testimonial, rompt avec l´introduction d´un troisième terme, celui de la « survie », la présence du sujet dans l´entretien.

Un corps, en effet, réduit de façon métonymique à cause de s traumatismes suivis, aux pieds et aux mains dans cette hiérarchie.

Corps et espace dont les signifiants structurels sont les suivants :

Première scène : nu pieds14chaussés/vie/espace privé-------------le camp

Deuxième scène : nu pieds/mort/espace public----------la marche de la mort.

Troisième scène : a.- nu pieds chaussés/vie/espace public-------la scène testimoniale.

«  «  b.- nu pieds/vie/espace privé------------------chez elle.

On voit avec ce schéma, que la troisième scène recouvre les deux situations et manifeste d´une façon claire l´expression actuelle du symptôme. Ainsi, la présence ou l´absence des signifiants « chaussures »/ « nu-pieds », deviennent les signifiants référentiels du symptôme de la douleur des pieds.

De cette façon, le « moi » s´impose d´une part, une limitation : « Je ne chausse que quand je vais sortir », d´une autre, une sorte de mimétisme de la situation traumatique, chez elle, elle est sans chaussures, et finalement, une défense devant la menace extérieure (l´extérieur présent est toujours vécu comme menaçant) où le corps, au point d´être annihilé, se réduit de façon métonymique à cette partie, les « pieds », la plus exposée à la mort. Les pieds sont en effet, l´organe synthétisant tous les traumatismes.

Y a-t-il une conclusion possible dans la répétition ?

Si bien dans le témoignage de R. M. , on peut parler de la liaison entre vérité subjective et vérité historique, histoire d´une femme et Histoire, et d´un univers symptômatique lié au signifiant « pieds », elle y parle seulement une fois et de manière très rapide de ses mains gelées, celles qui m´avaient touché profondément pendant tout l´entretien, pour glisser à nouveau et très, très vite dans son discours au « pieds », l´organe paradigmatique du symptôme.

« les pieds et les mains que j´ai eus gelés , que je souffre jour et nuit parce que j´ai mal à me chausser, je ne peux pas me chausser… je ne peux pas me chausser à ma pointure, j´ai toujours au moins une pointure de plus l´été, et l´hiver, il me faut deux pointures. »

Se chausser avec une pointure ou deux de plus actuellement, ce n´est pas revenir à la première scène, celle de l´entrée dans l´univers concentrationnaire où la locomotion était en quelque sorte interdite ?

Boucle bouclée du symptôme, mimétisme inconscient et reproduction de la situation traumatique. C´est ainsi que se présente la possible conclusion de l´irréparable d´Auschwitz.

« Je vous dis, c´est irréparable… il n´y a rien à faire ».

Maria José Palma Borrego (Escritora)

Notas

1 Je n´ai rien voulu changer du témoignage de R. M., ni des coupures des phrases, ni ses hésitations, ni des répétitions. J´ai laissé son parler comme s´est donné dans l´enregistrement pour conserver toute son expressivité.

2 C´était après l´arrivée de R. M. au camp d´Auschwitz Birkenau.

3 Dans son témoignage, R. M. donne la date précise, le 17 janvier 1945.

4 L´expression est de Primo Lévi.

5 S. Freud (1925) Inhibición, síntoma y angustia. T.8 édition espagnole.

6 Fédération Nationale des Déportés et Internés, Résistants et Patriotes. (FNDIRP).

7 Michel Del Castillo (1997) Tanguy.

8 Comme toutes les femmes des camps R. M. a été tondue.

9 La première fois que j´ai rencontré R. M., un mois et demi avant l´enregistrement de son témoignage, je l´ai entendu dire qu´elle ne montrait jamais ses bras et ses jambes. Dans les pages suivantes on saura bien pourquoi.

10 Il s´agit du premier interrogatoire de la Gestapo à Paris, Rue des Saussaies (8e arr.) R. M. est âgée de 15 ans.

11 Le souligné est à moi.

12 C´était seulement au camp d´Auschwitz qu´on tatouait les numéro des matricules. Ils se faisaient l´avant-bras, face externe ou interne, selon période.

13 Jacques Lacan Notes sur l´enfant.

14 Dans le discours de R. M., il apparaît toujours le mot « nu pied » au singulier ou en pluriel en faisant référence aux scènes de son arrivée à Auschwitz et pendant la marche de la mort. Une lecture attentive du témoignage nous signale un état de confusion, de superposition des deux scènes et d´abolition du temps. « C´est à partir de ces empreintes… laissées dans la mémoire affective… [qu´on] retrouve ensuite les évènements de ce temps passé : temps en quelque sorte reconstruit par le savoir, temps chronologique de l´histoire affective qui n´est pas directement superposable au temps sensible réellement vécu et qui pourtant en livre la clé. » (Martinez-Maler, 2004)

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Revista de Psicoanálisis y Cultura
Número 23 - Octubre 2006
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