Acheronta  - Revista de Psicoanálisis y Cultura
De quoi suis-je fait?
À propos de la parution Des noms-du-père de Jacques Lacan
Jean Allouch

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De quoi suis-je fait ? Les réponses n’ont pas manqué, depuis la nuit des temps, à commencer par celle-ci : d’une glaise, divinement façonnée. D’atomes, disait-on ailleurs. Ou, pour aller encore dans d’autres contrées, d’illusions. Mais une réponse aujourd’hui domine les esprits, tout au moins en Occident : je suis fait de deux substances, l’une, l’étendue, l’autre pensante ; autrement dit de corps et d’âme. Oui, il se pourrait que l’âme n’ait plus tant bonne presse. Ce n’est pas grave, appelons-la « psychisme », le tour sera joué, rejoué, et le dualisme sauvé. Qu’est-ce donc, quelle est cette force qui paraît rendre le dualisme si insubmersible (cf. l’actuel succès de tout ce qui est « psy », au point qu’il faille, dit-on, le réglementer) ?

Il y a une cinquantaine d’années cependant, en France, quelques-uns se réunirent pour entendre un exposé qui mais osera-t-on aujourd’hui le croire ? se voulait « scientifique ». Quoi de plus banal ? Pas si banal toutefois, car le monsieur qui exposait, l’air de rien, ou presque, avait fait sienne ma matérialiste question, la vôtre peut-être aussi cher lecteur, mais surtout y répondit d’une manière complètement inédite. Il fut écouté, applaudi sans doute, questionné, et même contesté, mais pas trop durement. Ce monsieur, un docteur ayant franchi la cinquantaine, prétendit ce jour-là (8 juillet 1953) que chacun n’était pas binaire, ou bivalent, mais fait en trois, que chacun était un composé de trois de trois quoi, au fait ? Il ne savait alors pas bien le dire, il parla de « registres », mais, surtout, il avait un nom pour chacun de ces trois.

Des années auparavant, il était allé batifoler du côté de l’éthologie (celle de l’époque, bien naïve certes) et s’était aperçu que le comportement animal, dans certaines circonstances, était réglé par des images, que ces images informaient (au sens de « mettaient en forme ») ce comportement. Comme ce gamin de quatre ans que, dans les années soixante-dix, j’observai taper pour première fois dans un ballon rond sur une pelouse : il ne s’y prenait pas comme moi vingt ans plus tôt, à la sauvage, à la va-comme-je-te-pousse, avec ma boîte de conserve, mais, dans ses gestes, imitait les champions vus à la télévision, quitte à manquer le ballon (pas comme moi), mais peu importait, puisque l’essentiel était là : il était dans l’écran. Ne sommes-nous pas aussi des animaux ? L’éthologie intéressait d’autant plus le conférencier qu’il avait observé, étant non seulement docteur mais aussi psychiatre, chez certains, avec lesquels il conversait à bâtons rompus à l’hôpital Sainte-Anne, que d’un défaut d’image, d’image de soi, résultait une fort sérieuse catastrophe. Et donc, ce jour-là, 8 juillet 1953, il donna un nom à ce premier des trois registres qu’il avait étudié, il l’appelal’imaginaire. Ce n’était pas celui de Sartre, mais n’entrons pas dans les détails.

De lui, je ne vous ai pas encore tout dit. En plus d’être médecin, psychiatre, éthologue amateur, il était psychanalyste. Nul n’est parfait. Et, à ce titre, avait remarqué quelque chose qui était tellement là, depuis ce demi-siècle durant lequel s’était pratiquée la psychanalyse, que plus personne ne le voyait. Il s’était dit, et l’avait fait savoir autour de lui, eh bien, qu’en psychanalyse le patient tenez-vous bien parlait. Incroyable, non ? Il avait bien raison, le patient de parler, il l’avait même obtenu de haute lutte, de pouvoir parler (à vrai dire, c’était plutôt des patientes qui s’étaient bagarrées pour qu’enfin leur médecin se taise, s’abstienne de savoir). Il avait raison car son symptôme était fait de ça, de mots, de mots condensés, compressés jusqu’à être rendus quasi indistincts. Et voici donc que, ce jour-là, ce 8 juillet 1953, ce psychanalyste donna à cela un nom, il l’appela le symbolique. Ce n’était pas celui de Lévi-Strauss, mais n’entrons pas dans les détails.

En outre, ce 8 juillet 1953 (je répète, car cette date est historique), il affubla ces deux, l’imaginaire et le symbolique d’un troisième, qu’il appela le réel. Et là, ce n’était pas très clair d’où ça lui venait. Peut-être des deux premiers, qui ne pouvaient pas tenir seuls ensemble. Si parler levait effectivement le symptôme, comme on le constatait, ce fait méritait bien d’être situé sur un certain registre, cela était réel, aussi réel que l’avait été le symptôme. Ce réel, c’était aussi ce qui faisait que quelqu’un avait de l’étoffe ou pas, c’était, plus largement, ces points, chez chacun, sur lesquels la psychanalyse n’avait aucune prise.

Et voici donc Jacques Lacan car c’était lui en possession de son ternaire, de sa trinité, dont il attendait qu’elle intervienne comme une thériaque susceptible de guérir la psychanalyse d’un certain nombre de maladies qui en réduisaient l’efficience et l’aspect socialement subversif. Ou bien faut-il mieux dire qu’il était désormais possédé par son ternaire ? Pendant trente années ce ternaire allait l’occuper, d’abord en supportant un propos qui, par la grâce de ce ternaire, pouvait bien se présenter comme un enseignement, ensuite en devenant l’objet même, éminemment problématique, de ce propos. Mesure-on la portée de l’événement, de cette fin discrètement proclamée du dualisme cartésien ? Je ne suis plus corps et âme, je suis fait d’images, de mots et d’irréductibles achoppements. Oui, on peut mesurer la portée de l’événement à seulement prendre acte qu’il aura fallu attendre cinquante ans pour que la conférence de ce 8 juillet 1953 soit enfin publiée. Cinquante ans ! S’agissait-il d’un brûlot ? Serait-il moins dangereux aujourd’hui qu’il y a un demi-siècle ?

L’importance d’un ouvrage ne se mesure pas à son épaisseur. Et pour celui-ci, aujourd’hui monté par Jacques-Alain Miller, « monté » au sens cinématographique du terme, l’assemblage est particulièrement heureux. Nous est offert en effet, outre la susdite conférence inaugurale, l’unique séance du séminaire Les noms du père, séminaire interrompu par Jacques Lacan, pour s’être vu infliger ce à quoi l’exposait son audace du 8 juillet 1953, à savoir sa déchéance comme psychanalyste didacticien. Sur ce montage, Jacques-Alain Miller s’explique. Il tient à une « mi-boutade, mi-sentence » de Lacan, épinglant, encore des années plus tard, ses trois comme étant les vrais noms-du-père. « Boutade » vient ici pertinemment calmer ce que de péniblement sentencieux pourrait comporter la sentence. Car la question se pose désormais : ces trois de 1953 donnent-ils pour finir une nouvelle vigueur aux noms-du-père ? Ou bien au contraire résorbent-ils les noms-du-père jusqu’au point que, de cette biscornue et éclatée paternité, l’on puisse se passer ? Auquel cas oui, nous serions bel et bien faits de ces trois venus à l’existence en 1953 dans une minuscule réunion scientifique. Auquel cas il aura fallu un demi siècle pour que nous cessions d’être des êtres binaires.

Jean Allouch

Dernier ouvrage paru : Ombre de ton chien, Paris, Epel, 2004 (traducción al castellano "La sombra de tu perro")

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Revista de Psicoanálisis y Cultura
Número 21 - Julio 2005
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