Acheronta  - Revista de Psicoanálisis y Cultura
Pour lire le fantastique
Alvaro Cuadra

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Dans un célèbre article écrit en 1919 et intitulé Das Unheimlich, 1 Sigmund Freud tente de caractériser depuis une perspective psychanalytique la notion du sinistre. Celle - ci est associée, sémantiquement, à ce qui est lugubre, ce qui engendre la peur, et même le fantastique, ce qui est de mauvaise augure. L'Unheimlich occupe ainsi un vaste espace, difficile à définir et qui dépasse, en principe, le fantastique.

Pour Freud, ce qui es sinistre naît d'une impulsion émotionnelle réprimée qui ressort : il s'agit, en somme, d'une forme d'angoisse. Freud considère qu'il existerait certains thèmes qui évoqueraient ce qui est sinistre. Ces thèmes seraient associés á des expériences infantiles. Parmi les thèmes abordés par Freud se détachent le doppelgänger ou double, le retour involontaire á un même lieu, le complexe de castration, l'animisme et l'omnipotence de la pensée.

Il est á noter que Freud recourt aux thèmes pour explique la notion du sinistre, sans se préoccuper outre mesure de ce qu'avait indiqué E. Jentsch dans son texte de 1906 Zur Psychologie der Unheimlichen. En outre, la thèse de Jentsch quant á l'incertitude intellectuelle est rejetée par Freud et simplifiée en une équation dans laquelle la notion de sinistre est assimilée á celle d'insolite. Freud déclare : Jentsch n'a pas, en terme général, dépassé cette relation entre le sinistre et le nouveau, le non familier. Il place dans l'incertitude intellectuelle la condition de base pour que naisse le sinistre. Selon lui, le sinistre serait toujours quelque chose auquel l'être humain se trouve, pour ainsi dire, déconcerté, perdu. Plus un homme s'oriente dans le monde, moins les choses et les événements de ce monde, produiront en lui l'impression du sinistre. 2

Comme nous pouvons le remarquer, Jentsch pose le problème en des termes assez contemporains car il ne fait pas allusion á certains thèmes sinistres mais á certaines conditions et á certains effets. Freud cherche la substantialité du phénomène sur le plan sémantique, dans certaines résonances de sens dans le psychisme profond. Il ne s'agit plus d'un référent tout court mais d'images inconscientes qui se manifestent abruptement face á certains thèmes - stimulus. Freud utilise une phrase de Schelling : On nomme Unheimlich tout ce qui, devant demeurer secret, caché, s'est neamoins manifesté. 3

Freud cependant, pressent les limites du chemin qu'il a entrepris, á propos de la mort, il s'interroge : Qui oserait dire, qu'il es sinistre de voir comment Blanche Neige, par exemple, ouvre les yeux dans son cercueil ? Il ajoute ensuite : Pouvons-nous réellement écarter le facteur de l'incertitude intellectuelle, après avoir admis son importance dans le caractère sinistre de la mort ? 4

Nous ne partageons la thèse freudienne classique selon laquelle il existerait certains thèmes qui évoquent le sentiment du sinistre. Nous proposons, au contraire, qu'un tel sentiment est le résultat d'une désorientation fondamentale face á toute réalité. La question pertinente n'est pas quels thèmes nous déconcertent, mais sous quelles conditions n'importe quel thème devient fantastique et engendre cette expérience. Le fantastique n'est pas donné dans la réalité, il n'existe pas non plus dans la pure subjectivité humaine : le fantastique est une expérience, une façon d'appréhender la réalité qui s'exprime dans le langage : le fantastique est une parole. Croire en l'existence d'une réalité normale face à laquelle le discours fantastique apparaîtrait anormal, serait faire preuve d'une ingénuité qui méconnaîtrait la pluralité de sens possibles inhérents á une quelconque. D'autre part, croire que le fantastique s'explique seulement depuis le psychisme profond, c'est oublier le fait capital que ce phénomène se situe dans le domaine discursif, autrement dit, dans sa genèse interviennent des entités sémiotiques. La signification du fantastique atteint sa plénitude dans le procédé communicatif. Le fantastique, en ce sens, n'est pas dans le texte, il est généré par le texte, dans la mesure où le lecteur actualise la trame des contenus propositionnels et les met en mouvement. Le fantastique est donc une réalité virtuelle inhérente à la phénoménologie de la lecture, il est fondé sur les actes de parole qui lui donnent vie durant le processus communicationnel.

La substantialité du fantastique ne réside pas dans le fait narré ou représenté, dit plus simplement ce ne sont pas les miracles qui font le fantastique. Nous ne pouvons pas non plus avoir recours au monde du psychisme profond car nous ne pouvons nier que le langage soit un élément constitutif de l'expérience du fantastique. Ainsi, les réseaux thématiques du je et du tu, selon Todorov, sont aussi équivoques que les ensembles thématiques signalés par la critique traditionnelle ou narrative. Todorov tente de surpasser la critique narrative, qu'il juge anti-universelle, à travers la critique logique ou structurelle. Pour Todorov, le discours fantastique doit remplir une condition fondamentale : L'hésitation du lecteur est donc la première condition du fantastique. 5 Peut - on exiger le doute comme élément de définition du discours fantastique ? Il nous semble qu'une telle définition équivaut à définir un gâteau anglais par le trou qui est en son centre.

Le doute est le moment de l'indétermination, de la négation d'un quelconque principe de structuralité. Baser tout un édifice théorique sur le doute nous semble fascinant, mais en contradiction avec l'orientation du structuralisme de Todorov. Du reste, le doute est plutôt un effet et ne nous sert pas à expliquer la modalité discursive au sein de laquelle il voit le jour.

Il est vrai, néanmoins, que le doute - que nous préférons nommer crise - devient un aspect crucial dans toute approche du fantastique. En tant que qu'effet particulier il réclame une explication, une cause discernable ou un ensemble de conditions. Le problème n'est pas que le doute soit un élément inhérent au fantastique mais l'inverse, le fantastique fait naître le doute chez le lecteur. La crise est donc un espace d'indétermination qui provient d'une relation particulière entre le texte et le lecteur. Pour délimiter et éclaircir cette notion, nous nous appuierons étroitement sur un article que nous jugeons paradigmatique : Crise et catastrophe de René Thom. 6

Depuis la perspective de la morphologie d'une crise, Thom nous signale que celle -ci implique bien plus un disfonctionnement qu'une altération structurelle. C'est ici que l'on distingue crise et catastrophe car, tandis que la première se définit comme une discontinuité manifeste et observable, la seconde est perçue comme une perturbation quantitative et non qualitative d'un procédé de régulation. Néanmoins, crise et catastrophe sont liées dans la mesure où une crise est généralement un indice qui annonce une catastrophe. La crise précède ou provoque la catastrophe qu'elle annonce. En tout cas, l'aspect morphologique ne constitue pas un critère de définition de la crise ; comme le remarque notre auteur : Le caractère extrêmement discret, fluctuant, des manifestations extérieures de l'état de crise montre qu'une définition formelle de la crise ne doit pas être cherchée au niveau morphologique. De même, on ne saurait définir la crise comme l'état avant - coureur d'une catastrophe. Car une crise peut avorter, elle peut se résorber sans laisser aucune trace, sans causer aucun changement apparent. 7

La définition que nous propose Thom, part du fait qu'une crise suppose obligatoirement un niveau de subjectivité : On posera donc en principe que la crise comporte toujours un élément subjectif, elle ne peut apparaître que chez un être pourvu de conscience. 8 Les systèmes physiques ou mécaniques dépourvus de conscience sont susceptibles d'entrer dans des états critiques mais pas en crise. Par ailleurs, une crise n'annihile celui qui la vit qu'après un certain temps, autrement dit, lors d'une crise, nous avons le temps de réagir. Ainsi, Thom définit la crise dans les termes suivants : …est en crise tout sujet dont l'état, manifesté par un affaiblissement apparemment sans cause de ses mécanismes de régulation, est perçu par le sujet lui - même comme une menace à sa propre existence 9. Cet affaiblissement des mécanismes de régulation n'est concevable que comme un état transitoire face à un état de normalité. L'aspect transitoire des crises rend absurde le fait de parler de crises permanentes.

Pour ce qui est de l'étiologie des crises, nous nous occuperons de ce que l'on nomme les causes externes, en tenant compte de la relation particulière texte - lecteur. Le sujet peut connaître deux situations qui font naître en luis une crise : Il s'agit là de situations ambiguës, qui, ou bien retirent au sujet un objet normal, ou au contraire, lui offrent une pluralité d'objets entre lesquels il aura á choisir. 10

La lecture d'un texte fantastique est définie par l'ambiguïté, une modalité communicationnelle de double lien selon la définition de Gregory Bateson 11, et un substrat de signification insatisfaisant : le lecteur doit choisir entre deux isotopies, le paradigme est l'âne de Buridan, à égale distance entre ses deux bottes de foin.

La crise du sujet soumis à une situation ambiguë plurielle ne peut se résoudre que dans la mesure où il se décide à choisir entre les options : Résoudre la crise, c'est alors faire choix d'un objet, ce qui précipitera le sujet dans une action régulatrice, une « chréode rassurante » 12Dans le cas de la lecture du fantastique, la question est plus radicale, car la solution de la crise signifie annihilation du fantastique. Ainsi, fantastique et crise se confondent : il n'y a fantastique que si le lecteur est plongé dans une crise.

Le double lien s'ajuste à ce que Thom appelle le paradigme de l'âne de Buridan, de fait l'hypothèse de Bateson vise les mêmes effets chez le sujet : paralysie de la capacité de jugement ou effondrement. Ceci explique que de nombreux théoriciens, Freud y compris, aient caractérisé le fantastique comme une émotion particulière  : peur, horreur, hésitation ou incertitude.

La crise constitue le troisième versant de toute analyse du fantastique. Les forces illocutoires et le double lien situent le texte fantastique dans sa dimension de signification et son mode de communication, la crise décrit les effets chez le lecteur. Ces effets, nous ne devons pas les comprendre d'une façon mécanique comme une relation passive cause - effet ; au contraire, il s'agit d'une interaction texte - lecteur. Ainsi, la crise émerge du processus de la lecture, la lecture est l'espace dans lequel le lecteur vit une crise de simulation. Thom nous avertit que pour qu'il soit possible de parler de crise, il est indispensable qu'il existe un sous-système équivalent au psychisme humain, un sous - système simulateur des relations spatio - temporel.

Concluons provisoirement que, au - delà du fantastique, la notion de crise nous intéresse comme diagnostique de la culture contemporaine, culture de la postmodernité, moment de l'incertitude et parfois, de l'horreur : crise de représentation ou de simulation inhérentes au psychisme.

Notes

1 Freud, S. Lo siniestro. Obras Completas. Tomo III. Ed. Biblioteca Nueva España.1973: 2483 - 2595

2 Ibid. 2484

3 Ibid. 2487

4 Ibid. 2501

5 Todorov,T, Introduction à la littérature fantastique, Paris. Seuil. 1970 : 36

6 Thom R. Crise et catastrophe. Communication 25. Paris. Seuil.1976 : 34 - 38 . Voir aussi : Stabilité structurelle et morphogenèse. Paris. Ediscience. 1972

7 Ibid. 35

8 Ibidém

9 Ibidem

10 Thom,R. 36

11 Bateson,G. Steps to an Ecology of Mind. / Pasos hacia una ecología de la mente. B.Aires. Carlos Lohlé 1985

12 Thom,R. 36

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Revista de Psicoanálisis y Cultura
Número 18 - Diciembre 2003
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